Ils écopent des épithètes les plus malsonnantes, on les traite de crétins et de fumiers, on les accuse de puer (dans un retour paradoxal à la rhétorique organique popularisée par les idéologues hystériques des années 30), on les redoute dans les dîners en ville, on les poursuit en justice. Pourquoi ? parce qu’ils pensent mal. Ce n’est même plus la liberté d’expression qu’on leur refuse, c’est la liberté de conscience – car qu’est ce que la liberté de conscience sinon celle de professer une opinion généralement reconnue comme une dangereuse erreur ? Les protestants et les athées devraient s’en souvenir, pour en avoir été longtemps privés.
Il n’y a plus d’une inconséquence dans cet acharnement. Considérons les choses sur le plan du droit : on sait que le racisme est pénalisé, comme l’athéisme a pu l’être autrefois. Le droit fait du racisme une circonstance aggravante en cas d’atteinte volontaire aux personnes ou aux biens, et condamne l’injure raciale et à la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale.
Je comprends bien la circonstance aggravante: on peut aisément admettre que le fait d’attaquer quelqu’un pour des motifs racistes témoigne clairement d’une mauvaise volonté totale à maintenir l’interaction sociale dans les limites du vivable. A l’inverse quand on s’entretue entre gens partageant la même carnation, on peut toujours supposer que l’intention de nuire ne préexistait pas à l’interaction, c’est plutôt bon signe.
Je comprends moins le concept d’injure raciale, qui me paraît reposer sur l’idée assez contradictoire qu’un qualificatif renvoyant à la race puisse être insultant. Il l’est certainement pour celui qui l’émet, l’intention d’insulter ne fait aucun doute ; mais comment peut-il l’être pour celui qui le reçoit ? Les insultes à caractère homophobe soulèvent la même interrogation: en tant qu’homosexuel, dois-je m’offenser d’être qualifié de pédé plus que, disons, de crétin ou de fils de pute ? Et en tant qu’hétérosexuel, d’ailleurs ? à vrai dire, «pédé», pour quelqu’un qui n’est pas homophobe, devrait tout de même être moins vexant que «crétin» (déprimant dans n’importe quel système de valeur) ou que «fils de pute» (beaucoup d’anti-racistes ne poussent pas le respect de la dignité de la femme jusqu’à admettre que traiter leur mère de pute n’a rien de dégradant et ne témoigne que d’une erreur somme toute bénigne).
On me dira que «bicot», par exemple, renvoie non tant à la réalité d’une ascendance arabe qui n’a en tant que telle rien d’insultant, qu’à une image fantasmée de l’indigène comme être inférieur de mœurs primitives et d’hygiène rudimentaire. Je l’entends, mais je note a contrario que «Arabe» est lui-même requalifié en injure raciste quand l’intention insultante est manifeste (par exemple dans «sale Arabe»).
En vérité, ce n’est évidemment pas l’insulte elle-même qui est vexante, mais le fait qu’elle disqualifie aussitôt son destinataire, qu’elle l’exclut du champ d’une relation normale, comme on l’éprouve aussi quand on se fait traiter de «toubab» : cela signifie pratiquement qu’on ne parle pas la même langue que l’insulteur, qu’on n’a rien de commun avec lui. Est-ce pour cela que «sale nègre» est plus insultant que «tronche-en-biais» ? (peut-être, mais avouons que ça ne clarifie pas le cas de «pédé»). Par ailleurs, l’idée d’un qualificatif qui exclut automatiquement l’interlocuteur de toute relation, sans lui laisser aucune chance, s’applique merveilleusement bien à l’épithète de … «raciste». Si cette exclusion définitive est bien à la source de la pénalisation de l’injure raciste, il faudrait songer à poursuivre l’usage de l’injure «raciste!».
Sur la provocation à la discrimination raciale, mes interrogations sont d’une autre nature. La jurisprudence récente nous présente un exemple de ce qu’il faut entendre par «provocation à la discrimination raciale», sous les espèces des propos qu’Eric Zemmour a tenu un jour dans le poste. Rappelons que cet antipathique polémiste a suggéré qu’il y avait plus de Noirs et d’Arabes en prison que de Blancs, et qu’on avait le droit de ne pas embaucher un Noir ou un Arabe. En l’occurrence, il a donc fait état d’une observation (qui est personnelle ou statistique, et dans ce dernier cas vraie ou fausse, tout ceci ne faisant pas tellement débat), et d’un point de droit ou plutôt de non-droit – rien ne vous empêche a priori d’écarter quelqu’un d’un recrutement, quel que soit son taux de mélanine. Ces propos peuvent-ils «provoquer à la discrimination raciale» ? peut-être, si on les comprend de travers; il est peu probable que le juge, qui parle français couramment, se soit mépris sur leur sens explicite. Il a donc condamné une incitation lisible non dans le sens direct de la phrase, mais dans l’intention présumée de celui qui la prononce, et dans la stupidité présumée de celui qui l’entend. Dit autrement, il a condamné non pas un fait constaté, pondéré par des intentions supposées – ce qui est le pain quotidien des tribunaux – mais une intention présumée, tout court. Je suis favorable à l’idée de pénaliser la provocation à la discrimination (sans parler de la provocation à la haine ou à la violence!), mais j’apprécierais que celle-ci fût caractérisée.
Ployant sous le faix de sa dangereuse erreur, le raciste (…présumé) est insulté («raciste!») et poursuivi pour ses opinions… présumées, puisque c’est sur cela que repose, au bout du compte et dans l’exemple cité plus haut, l’accusation de provocation à la discrimination raciale. Plus heureux que l’athée des siècles passés, il échappe au bûcher; mais il n’a en revanche, contrairement à ces prédécesseurs sentant le soufre, aucune chance de faire jamais amende honorable. Plus dure en cela que l’Inquisition, la LICRA ne fournit pas à l’hérétique la profession de foi par laquelle il pourrait réintégrer la communauté des brebis sans taches. Au contraire, un excommunié tente-t-il de montrer patte blanche, on n’en pince le nez que plus fort, comme l’ont fait Prasquier et Jakubowicz (présidents du CRIJF et de la LICRA) récemment au sujet de Marine Le Pen, estimant que celle-ci (qui venait de citer les camps nazis comme atrocité historique hors catégorie), «n’avait pas prouvé» qu’elle n’était pas antisémite. Mais qu’on me dise seulement comment le prouver! Il ne serait que justice à l’égard des égarés que de rédiger avec clarté une profession de foi antiraciste qui, prononcée en public ou publiée avec la signature de l’intéressé, suffirait à l’autorité compétente – admettons que ce soit la LICRA – pour admettre la sincérité du pécheur. Un tel texte aurait par ailleurs le mérite de formuler l’orthodoxie, c'est-à-dire de définir les limites au-delà desquelles le racisme n’est plus compatible avec les valeurs républicaines, et de fixer la notion même de racisme dans un périmètre relativement stable.
Je propose pour commencer la formulation suivante :
«Je professe que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit et que toute relation se joue d’abord entre individus non déterminés par les comportements attribués à un groupe de gens auxquels ils ressemblent». D’accord, il y a une proposition subordonnée en trop, mais ça a le mérite d’être bref.