Magazine Journal intime

le rire et les moines

Publié le 09 février 2008 par Moinillon
fou-rire

Suite aux commentaires liés à un billet précédent consacré à un livre de Didier Decoin, voici un commentaire détourné que je poste comme billet. Il le mérite sûrement. Il est signé Albo si c (qui ose mettre ma tête sur un chameau). ptit moine

Dans un recueil de publications d'Antoine Guillaumont  (Études sur la spiritualité de l'Orient Chrétien) publié à Bellefontaine et que j'ai reçu la semaine dernière (comme quoi, la Poste fonctionne un peu), j'ai eu la surprise (et aussi la joie, que voulez-vous, on ne se refait pas) de trouver un article intitulé « Le rire les larmes et l'humour chez les moines d'Egypte ».
Je vais donc m'en inspirer pour ce commentaire…
Car, il faut le reconnaître, le rire pose problème. Mais faut-il parler du rire en général, ou y a-t-il lieu de distinguer ? C'est justement ce qui ressort de cette étude. En effet, Abba Isaïe de Gaza recommande : « n'ouvre pas la bouche toute grande en riant… gardez-vous de rire de façon bruyante… ».
Cependant, cette manière de voir n'a rien de strictement "monastique" : que ce soit chez Pythagore (qui jugeait inapte à faire partie de sa communauté de Crotone celui qui rit de façon intempestive) ou chez les Esseniens (où l'on punissait celui qui rit sottement et bruyamment), c'est le "gros rire", celui qui emporte le rieur hors de lui-même, qui est réprouvé.
Doit-on pour autant passer sa vie dans les larmes ? À considérer le tragique de la vie, et à lire certains textes des Pères, on pourrait le penser. Mais ce serait alors perdre de vue tout un autre aspect de la pensée des Pères.  Certes, on trouve bien, particulièrement dans les apophtegmes de pères du désert, de nombreuses sentences sur le repentir, les larmes, et fort peu sur la plaisanterie. Cependant, ce serait aller trop vite en besogne. Ce serait un paradoxe étonnant que la "Bonne Nouvelle" nous procure des têtes d'enterrement. Certes le salut de la création est une chose grave, mais pas sinistre, ce qui faisait dire à Clément d'Alexandrie qu'il "convient d'être plaisant, mais non bouffon". De même, parlant des deux "Macaire", l'historien de l'Église Socrate note que  "Macaire l'Egyptien" était d'un abord réservé et austère, "Macaire l'Alexandrin" se montrait enjoué envers ceux qui venaient à lui et menait les jeunes dans les voies de l'ascèse en plaisantant… (On peut même se demander si son autre surnom, à savoir "le citadin" (o politikos) ne devrait pas être traduit  "l'urbain", au sens de citadin, certes, mais aussi d'urbanité, comme le grec l'autorise).
Ainsi, au fil des apophtegmes, Guillaumont relève quelques passages qui dénote chez certains de ces ascètes une tendance non pas à la bouffonnerie, mais à un certain humour.
Le plus parlant est — pour moi — sans conteste celui qui concerne Antoine le Grand :

Il y avait dans le désert un chasseur qui vit Abba Antoine en train de plaisanter avec des frères. Il s'en scandalisa. L'Ancien lui dit : « Mets une flèche à ton arc, et tends-le. » Ce que fit le chasseur. L'Ancien reprit : « Tends-le encore », et le chasseur le fit. « Continue à le tendre », poursuivit l'Ancien. Le chasseur répliqua : « Si je le tends au-delà de la mesure, je vais le briser ! »  L'Ancien lui dit alors : « Il en va de même de l'œuvre du Seigneur ; si nous tendons les frères outre mesure, ils seront brisés. Il faut donc condescendre à leurs besoins. »

Peut-être sera-t-on troublé, en lisant les textes des Pères, de ne trouver cependant que quelques rares textes où perce l'humour, et d'innombrables qui parlent de larmes. Il faut cependant remarquer que les apophtegmes ont une visée spécifique, on ne peut plus sérieuse : faire œuvre édifiante, utile à l'âme : il ne s'agit pas d'un "recueil de blagues". Ceci n'empêche pas que l'humour puisse faire partie de la vie d'un chrétien (et même d'un ascète).
Pareillement, c'est presque en vain que l'on chercherait dans ces recueils des apophtegmes traitant du "souci du pauvre" (comme le notait sainte Marie de Paris), ce qui n'empêche pas le "sacrement du frère" (comme l'appelait saint Jean Chrysostome) d'être une partie intégrante de la vie chrétienne.
Ainsi, il convient de ne pas interpréter l'ascèse des pères comme une forme d'intransigeance fanatique. Plutôt comme une pédagogie. Un autre texte, pour mieux me faire comprendre :

Des anciens allèrent trouver abba Poemen et lui dirent : « Quand nous voyons des pères s'assoupir pendant l'office, veux-tu qu'on les secoue afin qu'ils se tiennent éveillé ? » Poemen leur répondit : « Moi, quand je vois un frère s'assoupir, je mets sa tête sur mes genoux, et je le laisse se reposer. »

Certes, il n'est pas précisé que Poemen souriait en disant cela, mais peut-on en douter ?
Alors, certes, nul texte n'indique que le Christ ait ri (comme le note saint Basile dans ses Grandes Règles, où il en profite pour rappeler que « le rire bruyant et immodéré est un signe d'intempérance et prouve qu'on ne sait ni se maintenir dans le calme, ni réprimer la frivolité de l'âme par la sainte raison ». À quoi il ajoute : « Il n'est pas inconvenant de montrer, jusqu'au sourire joyeux, l'épanouissement de l'âme, comme l'indique ce proverbe de l'Écriture : Cœur joyeux, figure sereine (Prov. 15, 13), mais rire aux éclats et en être secoué malgré soi, n'est pas le fait de l'âme tranquille, éprouvée ou maîtresse d'elle-même. »), mais il serait abusif de réprouver tout rire, toute joie à cause du "tragique de la vie". Ce serait justement tomber dans ces excès dont parlait saint Antoine le Grand.
C'est dans cette optique que j'avais mentionné le livre de Didier Decoin : c'est certes un roman, mais un roman qui nous amène à aborder la Vie du Sauveur sous un angle inhabituel, susceptible de nous surprendre, de déranger nos habitudes. Ce n'est ni un ouvrage d'exégèse (en fouillant un peu, on trouvera aisément des inexactitudes de détail), ni un strict "divertissement" (au sens pascalien du terme).
J'avais été frappé, il y a quelques années, par le titre d'un autre de ses livres (que je n'ai pas lu) : il l'avait intitulé Il fait Dieu, comme on dit "il fait beau"…
Alors, non, Didier Decoin n'a pas été canonisé par l'Église catholique (et d'ailleurs, en tant qu'orthodoxe, je ne me sentirais pas forcément concerné, je ne sais pas), mais doit-on ne lire que des textes de saints "estampillés" ?

Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazine