De mon fils Alexandre, ce post de tour du monde, ici de Java, que je retranscris - auquel j'ajouterai un commentaire :
Nous nous sommes rendus dans le cratère du volcan (actif) d'Ijen, dans l'Est de Java. La marche pour atteindre le bord du cratère est éprouvante, deux heures de montée rude. Ensuite, il faut descendre dans le cratère sur des rochers glissants, agressés par les vapeurs de souffre étouffantes crachées par le volcan.
Cela dit, aucun touriste ne se plaindra : nous apercevons une interminable file de bêtes de somme chargée chacune de 80kg de souffre jaune, effectuant l'incroyable travail de fourmi consistant à escalader le volcan, descendre dans le cratère, charger quelques blocs de souffre dans des paniers de bambou, remonter au bord du cratère, puis redescendre la pente raide jusqu'à la route. Une sorte de Sisyphe à l'envers, ne puis-je m'empêcher de penser.
En approchant, nous réalisons que ces bêtes de somme, ce ne sont pas des bêtes mais des hommes. Ils sont petits et maigres, et ils marchent en tongs sur ces sentiers escarpés, avec une charge que je n'arrive pas à décoller du sol à l'arrêt avec mes chaussures de randonnée...
Et pourtant ils semblent heureux, sourient et échangent quelques mots avec nous sur le sentier.
Décidément, c'est un dilemme, et je serais curieux de savoir ce que vous en pensez.
De mon côté, je répondrai avec les mots de Camus qui concluent Le mythe de Sisyphe :
« Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Posted by alex
Commentaire :
Le témoignage apporté par ce post me fait forte impression. Alexandre a raison de faire mention en cette circonstance d'un mythe. Le mythe survient à l'homme et se produit en lui, et les hommes, à l'égal des héros grecs, ont des destins mythiques.
L'évocation du mythe de Sisyphe est bien venue et me fait penser à ces lignes, écrites par un jeune poète Antillais, après que son pays se fut libéré de l'oppression du colonisateur, avec cet appel fondateur proclamant quel nouveau monde devrait surgir sur les décombres de l'ancien, de l'insurrection générale contre les fascismes et les colonialismes.
"De toutes nos machines réunies, de toutes nos routes kilométrées, de tous nos tonnages accumulés, de tous nos avions juxtaposés, de nos règlements, de nos conditionnements, on ne saurait réussir le moindre sentiment. Cela est d'un autre ordre, et réel, et infiniment plus élevé. De toutes vos pensées fabriquées, de tous vos concepts triés, de toutes vos démarches concertées, ne saurait résulter le moindre frisson de civilisation vraie. Cela est d'un autre ordre, infiniment plus élevé et sur-rationnel.
Les vraies civilisations sont des saisissements poétiques : saisissement des étoiles, du soleil, de la plante, de l'animal, saisissement du globe rond, de la pluie, de la lumière, des nombres, saisissement de la vie, saisissement de la mort.
La vraie manifestation de la civilisation est le Mythe.
Dans l'état actuel des choses, le seul refuge avoué de l'esprit mythique est la poésie.
Et la poésie est insurrection contre la société parce que dévotion au mythe déserté ou éloigné ou oblitéré... Seul l'esprit poétique corrode et bâtit, retranche et vivifie"
Ce poète est Aimé Césaire ; ces lignes extraites de son Appel au magicien, Mai 1944.
Pour illustrer la puissance de cette "parole essentielle" qu'est la poésie d'Aimé Césaire, je vous propose Spirales - qui colle étonnamment avec le post envoyé par Alexandre :
nous montons
nattes de pendus des canéfices
(le bourreau aura oublié de faire leur dernière toilette)
nous montons
belles mains qui pendent des fougères et agitent des adieux que nul n'entend
nous montons
les balisiers se déchirent le coeur sur le moment précis où le phénix renaît de la plus haute flamme qui le consume
nous montons
nous descendons
les cécropies cachent leur visage
et leurs songes dans le squelette de leurs mains phosphorescentes
les cercles de l'entonnoir se referment de plus en plus vite
c'est le bout de l'enfer
nous rampons nous flottons
nous enroulons de plus en plus serrés les gouffres de la terre
les rancunes des hommes
la rancoeur des races
et les ressacs abyssaux nous ramènent
dans un paquet de lianes
d'étoiles et de frissons
[Extrait du recueil Ferrements]