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on dirait le Sud…

Publié le 27 mai 2011 par Sophielucide

on dirait le Sud…

Sûr qu’on n’aurait jamais dû quitter Strasbourg. Encore une idée foireuse des parents qui voyaient dans le Sud une sorte d’Eldorado. Sauf, qu’Alès, sur la carte, on trouvait pas, tellement la ville n’existait pas. Un trou à rats. Une ville morte que les gens fuyaient et nous, on y allait… Je crois bien qu’à partir de là, j’ai plus rien pardonné aux parents. Rien. Surtout pas de ne pas nous avoir consultés, comme si décidément on ne comptait pas plus qu’autres cartons à emballer.  Ma mère tentait de tempérer : la ville introuvable ne serait qu’une escale avant Marseille….Tu parles ! Une fois installé, on s’y est englué au point que le père y est resté.

Pour nous, c’était comme si on émigrait en pays étranger. Le langage des gens du bas, on ne le comprenait pas. Faut dire qu’ils faisaient tout pour, en avalant la moitié des mots et déformant le reste en extension bizarre avec des E partout, même quand il n’y en avait pas. Au point que le petit frère y a doublé son CM2 ; au lieu de soustraire, on « allait à »….Où ça ? Dans le mur !

Nouvelle année mutique pour moi, avec pour seule compagne une haine qui n’en démordait pas, qui ne voulait rien entendre des mots intégration ou tolérance. Enragée que j’étais, à l’intérieur. Je me suis mise à fumer comme un pompier pour faire barrage sans doute à ce langage ignoble dont je refusais de m’imprégner : no way !  Chaque cigarette devenait une arme, et la fumée un bouclier. J’arrêtais pas de fulminer.  J’en tremble rien que d’y penser…quelle année ! Les cours, jusqu’ici, étaient comme un refuge, un trésor de trouvailles auquel j’étaie accro. Sans les mots, je n’étais plus rien. Et les leurs, de mots, sonnaient comme des leurres, tellement j’les trouvais laids.

Pour la première fois, j’ai connu l’ennui profond des heures immobiles, collantes de la chaleur poisseuse anesthésiant l’esprit.  Une année entière de résistance nourrie de préjugés. Bien sûr que je me trompais, mais je n’entrevoyais alors pas le moindre espoir, surtout qu’après les heures de calvaire des cours insipides je rejoignais un foyer en pleine déliquescence.  Pas d’boulot pour mon père, jérémiades incessantes de ma mère, les deux aînés partis, nous trois complètement démunis, totalement perdus dans un chaos sans nom, une incompréhension mortelle, un gouffre sans fond, une horreur absolue.  Rien que d’évoquer cette année de misère, j’ai des montées d’adrénaline, des relents de fritures qui me montent aux narines. Une année à bouffer à midi une tranche de pâté accompagnant une poignée de frites et le soir du café au lait avec des tartines. Sauf en été ou c’étaient tomates ou pommes de terre en salade.  Fallait bien que je bosse pour me payer mes clopes et mes livres. Mon frère aîné venait de lâcher l’affaire avec l’école, encouragé par ma mère, qui pensait compter sur un nouveau salaire… elle n’a jamais osé me demander un rond de ce que je gagnais en dehors des cours, elle devait deviner comme elle serait reçue.

Au bout de quelques mois de chômage, mon père a fini par trouver un emploi de chauffeur-livreur de gaz. Une déchéance inéluctable qu’il semblait désormais accepter. Sa tournée ne l’emmenait jamais bien loin et il la ponctuait de visites dans les caves coopératives d’où il rapportait du vin rosé dans des bonbonnes en plastique. Une piquette en remplaçant une autre.  Il a baissé les bras et sa saine colère s’est évaporée dans un espace de silence méprisant. Je sais maintenant que le jour où je ne serai plus en colère, la fin ne sera plus très loin, j’ai appris ça.  Mon père n’est pas mort d’une cirrhose mais d’une sinistrose orchestrée ; l’image qu’on lui rendait était par trop abjecte ; il est mort étouffé.


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