L’Euguélionne, Louky Bersianik, Édition La presse, 1976, page 152
Après la coupe du gazon, je me demandais ce que serait la prochaine activité. Je me demandais ce que je faisais de mes journées, de mes semaines, de mes mois. Je n’ai plus les mêmes repères qu’à trente ans, quand je travaillais à l’extérieur. Puis je me suis souvenu de l’énumération de l’Euguélionne.
Dans mon cas, ça ressemblerait plutôt à :
La lunde, tu piscinesLa marde, tu rêvassesLa mercrède, tu te pressesLa jeude, tu vas voir ta mèreLa vendrède, tu te reposesLa samède, tu lavesLa démanche, tu budgètesLa janvière, tu gèlesLa févrière, tu préparesLa marse, tu voyagesL’avrilée, tu vieillisLa maïe, tu coupesLa juine, tu reparsLa juillette, tu piscinesL’aoûte, tu reçoisLa septembrée, tu publiesL’octobrée, tu tremblesLa novembrée, tu lisLa décembrée, tu t’énervesL’année suivante, tu espères recommencer
J’avais vingt-six ans. Au début de ma vie d’adulte. Au début de ma vie d’auteure. Croyais-je!Je l’ai aimée d’amour cette extra-terrestre. Un amour rempli d’admiration. Que j’ai mise sur un piédestal. Très haut. Si haut que jamais elle n’en est descendue. Si haut que j’ai su dès lors que mes mots à côté des siens ne valaient pas cinq cennes et ne tiendraient sûrement pas trente-cinq ans. Mais quand on aime, ça ne fait rien de se comparer. Si haut que je peux la voir encore, où que je sois, même si elle ne m’écrase plus de sa prestance. Si haute qu’elle fut, elle a tout de même réussi à m’élever, me donner des ailes, me montrer l’immensité de la mer, l’infini de l’univers et le ciel de toutes les planètes. Mes yeux se sont agrandis, mon cœur s’est ouvert, mes oreilles ont entendu comme jamais auparavant tous les murmures et tous les cris, ceux des femmes en particulier, parce que personne, avant elle, n’avait rapporté tant de paroles vraies, justes, profondes qui m'ont transformée à jamais.
À vingt-six ans, j’ai compris que ce n’est pas le contenu d’un livre qui compte, mais comme dans un budget, entre ce que tu reçois et ce que tu donnes, c’est ce qui en reste qui est important. À preuve, je serais bien incapable de relire ce livre, pas en entier en tout cas, et pourtant ce qu’il m’en reste dans tous les pores de ma peau et tous les neurones de mon cerveau, m’accompagne encore aujourd’hui, après trente-cinq ans.
Pourtant, je me demande : si j’avais un seul livre à apporter sur une île déserte, si c’est L’Euguélionne que je choisirais. Probablement Le petit Robert des noms propres : il dérange moins, il fait moins mal.
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