Est-ce faire injure à un artiste que de le comparer ? Car y a-t-il un « génie spontané » de la même manière qu’on a longtemps cru en la génération spontanée de certaines espèces vivantes ? Je ne le crois pas. Et tout artiste, comme tout un chacun, est fait de toutes ces influences, de ces rencontres, réelles ou virtuelles ; physiques ou intellectuelles, qui font nos vies de fond en comble. La vie nous le dit sans cesse. Tout en elle n’est qu’influences ; confluences ; échanges ; transactions ; associations momentanées ; dissociations ; partages ; connivences ; mariages ; fusions et confusion ; brassage perpétuel. Et l’artiste, peintre, poète ou musicien, ne fait pas, loin s’en faut, exception à la règle. Il en est, au contraire, le plus scrupuleux observateur ; le témoin attentif et privilégié. Aussi, oui, j’ose le dire : j’ai vu dans la peinture de jacques Bernard des accents du Hollandais d’Arles ou de Saint-Rémy-de-Provence ; des ciels traités avec la même profondeur « symphonique » ; parfois tragique. Le choix des motifs m’a parfois fait penser à ce même Hollandais de la première époque. Quand celui-ci peignait Les fermes de Drenthe en septembre1883 ou le Paysage à la nuit tombante la même année, le tout emprunt d’une tristesse et d’une désillusion incommensurables ; le second quant à lui, peint ses longères ou chaumières vendéennes avec ce quelque chose de tout à fait unique et singulier : cette lumière « crépusculaire » parfois bleutée, magnétique ou électrique. De celle émise par les derniers rayons du Soleil avant l’éclipse totale. Une lumière que Vincent découvrira un peu plus tard et que Jacques Bernard semble quant à lui puiser à la même source, un brin teintée de tristesse et de nostalgie ; mais l’espoir en plus.
L’homme est discret, humble sans conteste. Effacé devant son œuvre quant à elle profonde, riche et lumineuse. D’une lumière parfois surnaturelle et inspirée. Autant l’artiste que j’ai à peine croisé au hasard d’une exposition de village m’a semblé « maladroit et honteux » quand il fut question de parler de soi ou même de son travail ; autant sa peinture à elle-seule parle pour lui de l’intérieur et dit infiniment plus que ce que les mots parviennent à saisir. La peinture recouvre ici ses lettres de noblesse. Elle participe pleinement d’une vision et d’une création du monde.
Tout artiste est véritablement un voyant, un shaman, un sorcier. Intercesseur entre, d’une part, les forces originelles qui restent pour le commun enfouies dans les insondables entrailles du monde et, d’autre part, le reste des hommes errants. Il souligne ; il met en évidence ce que l’homme de la rue ne voit pas ; ne voit plus, par une sorte de paralysie et d’atrophie des sens. L’artiste n’est pas l’illustrateur ou le peintre académique. Encore moins le fidèle géomètre qui se doit de restituer la réalité d’une nature uniquement tridimensionnelle et exsangue de toute vie et de toute passion. Elle est bien plus que çà ! Au contraire, l’artiste est là pour capter la lumière ; l’étincelle ; la vie ; l’âme ; la force première et primitive qui sourd de toutes les plus insignifiantes parties du monde dès lors qu’elles sont observées et interagissent avec une conscience. Il est l’inventeur, le découvreur de ce « supplément d’âme » qui donne vie et forme au monde.
« L’homme est la mesure de toute chose » disait Protagoras. La peinture de Jacques Bernard en est l’illustration, si j’ose dire. Elle participe à n’en pas douter de cette magie de l’œil artiste ; de l’authentique créateur qui cherche à montrer le monde tel qu’il le voit ; tel qu’il le ressent ; tel qu’il le crée véritablement avec ses émotions, son cœur et ses entrailles. Car l’artiste n’est-il pas un dieu en miniature qui, partant d’une matière brute ; un monde informe et vide ; le modèle ; le sculpte du regard et lui donne sens, consistance et existence ?
Il est autant de mondes qu’il est de perceptions du monde. C’est ce que nous dit Protagoras. Et toutes ces perceptions se valent ; ni plus ni moins réelles les unes que les autres. L’artiste, lui, au-dessus des autres hommes au langage balbutiant, hésitant, incomplet et appauvri, pratique quant à lui la langue des dieux, celle de la représentation, à même de retranscrire aussi fidèlement que possible et en une lumineuse prosopopée, ce que le monde et la vie cherchent à nous dire depuis les origines.
Si donc il est autant de mondes qu’il est de visions du monde ; celui de Jacques Bernard est bien à l’image du dieu qui l’a créé et tiré du néant. Un monde apaisé et apaisant ; authentique ; sans fioriture ; simple ; honnête. Un monde sur lequel on peut compter, s’appuyer ; au sein duquel on peut s’étendre et se reposer de ses démons ; rêver comme au cœur d’un Éden enfin recouvré. Les ciels y sont puissants. La terre y est riche et généreuse. Forte aussi ; rocailleuse. La nature luxuriante comme celle d’un douanier Rousseau, semble préservée de toute forme d’agression. Du moins l’est-elle dans le cœur de l’artiste. Et la lumière... Ah ! cette lumière ! un brin Vermeer et merveilleuse. C’est bien la première des choses qui vous attrape ; qui vous capte comme par magie. Une lumière ensorcelante de fin du jour que l’on devine partout. Sur les façades éblouies des chapelles perdues dans un écrin de verdure. Sur les épaisses frondaisons du bocage Vendéen. Sur les arêtes des vieilles pierres que même l’éternité ne saurait desceller. Dans les ombres violines qui s’étirent comme des chats sur les façades nues. Cette lumière de fin du jour, un peu triste c’est vrai ; un brin nostalgique des origines à jamais perdues. Mais une lumière qui laisse néanmoins augurer d’une aurore prochaine. L’aube d’un septième jour.
Chaque toile de Jacques Bernard est une main tendue ; une invitation au calme, à l’apaisement et au resourcement. Invitation à respirer le monde et la vie par tous les pores de notre être en escale. Invitation enfin à la rencontre de ce qui est au-delà de la seule création ; au-delà de la pureté, de la vérité et de la générosité d’une œuvre : la rencontre d’un homme.
Sébastien Junca.
Jacques Bernard, peintre Vendéen.