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La mélomanie pour les Nuls

Publié le 10 février 2008 par Laurent Matignon

Petit laid


Chapitre 16
Je suis seul. Carine est déjà partie.
La chambre est inondée de lumière. J’ai dû faire un cauchemar.
J’entends des gamins hurler, en bas, dans la rue. Soleil + mouflets qui braillent = mercredi. Plus que trois jours avant le prochain week-end. Chouette.
Aujourd’hui, j’ai décidé de me reprendre en main. Je vais aller à la banque. Histoire de voir à combien se monte mon découvert.
Je n’arrive pas à m’angoisser pour ça. Après tout, qu’est-ce que ça peut leur foutre que je vive au-dessus de mes moyens ? Et puis, entre nous, si tout le monde vivait à hauteur de ses revenus, voire juste en dessous, vous croyez que les terrasses des cafés qui s’étalent autour de moi seraient noires de monde ? On dirait des pucerons paresseusement allongés sur de gigantesques nénuphars, au milieu d’un ruisseau d’argile et de terre glaise. Je comprends mieux pourquoi nous sommes appelés « froggies » par nos voisins d’outre-Manche. Aucun rapport avec nos étranges mœurs culinaires, non.
Quoiqu’en guise de grenouilles, les bandes de racailles qui s’agglutinent un peu partout me rappellent plutôt de tout petits crapauds. Leurs faces rongées par de multiples et vengeresses crises d’acné sont là pour confirmer cette impression. Ces batraciens disgracieux attendent patiemment de gober toute mouche, puce, ou puceron qui passerait à leur portée. Ils ont tout leur temps. Polluer l’air ambiant et les consciences est pour eux une occupation à plein temps.
Mon banquier, que je vois aujourd’hui pour la première fois de ma vie, roule des yeux écarquillés. Il ne comprend visiblement pas qu’on m’ait accordé un tel découvert. Ouf. Ca veut dire que j’ai encore un peu de marge. S’il apprenait comment j’ai obtenu cette rallonge…
Néanmoins, je crains de n’avoir plus le choix. Il me faut de l’argent. Et vite. Sous peine de devoir réfléchir à ce que je dépense. De devoir me gérer. Gérer un budget. Mon budget. Autant de mots qui me font mal, qui me font peur.
Tout en arpentant les sentiers bétonnés qui doivent me ramener à mon point de départ, je m’interroge. Où trouver de l’argent ? Et surtout comment ?
Je n’ai ni le courage ni l’expérience pour me lancer dans un casse de bijouterie ou une attaque de banque. Cette simple pensée m’arrache un sourire. Je vais encore passer pour un illuminé. Les jeux de hasard ? Pourquoi pas, mais cette impression de me faire prendre pour un con est un frein non négligeable pour moi. Filer dix francs au buraliste pour avoir le plaisir de gratter un petit bout de carton pendant deux ou trois secondes, passe encore (même si ça fait cher la seconde de plaisir. Autant aller aux putes). Mais retourner voir ce même buraliste pour lui réclamer dix balles gagnés à la sueur de mes doigts, pour ensuite m’empresser de les « réinvestir » dans un nouveau bout de carton, non merci. J’ai ma fierté.
Comment faire, alors ? Faire la manche ? Et devenir comme ces sacs poubelles putrides qui balisent le parcours du touriste égaré en centre-ville ? Hors de question. Je n’en suis pas encore là.
Je ne vois plus de solution. J’ai vidé ma maman de ce qui lui restait depuis la mort de son mari, aucun espoir de ce côté là. Je devrais peut-être en parler à Carine… Peut-être, mais ce serait me rendre dépendant de sa personne. Et à ça mon orgueil de mâle ne pourrait survivre. Je dois trouver une solution par moi-même.
Réfléchir.
Décider.
Choisir.
La nuit porte conseil, dit on. J’attendrai donc demain.
Pour l’heure, je vais plutôt continuer ma balade. Un petit tour à la Fnac n’a jamais fait de mal à personne. Et puis, voir tous ces gens pseudo-cultivés in vivo m’a toujours fasciné. La Fnac, bien loin d’être un vulgaire supermarché de la culture, est pour moi une superbe filiale du CNRS. J’espère que l’Etat ne perd pas une miette de ce spectacle et qu’il exploite sérieusement ces précieuses données.
Direction le rayon disque. C’est en effet là que l’on trouve habituellement la plus forte concentration d’ignares pathétiques. Et puis nous sommes mercredi. Je vais me régaler.
Je commence par ce que des critiques avisés ont un beau jour nommé « rock indépendant », ou plus exactement « rock indé ». Un vaste fourre-tout, où les premiers scribouillards ont glissé quelques groupes pop-rock qui s’écartaient un tant soit peu du tryptique Beatles-Stones-Led Zep. Et qui depuis s’est « enrichi » de toute une gamme de zicos aussi proches les uns des autres qu’un skinhead du PSG abonné au kop Boulogne l’est d’un Marseillais basané habitué des travées du Vélodrome depuis sa tendre enfance.
Le summum du fan de rock indé, depuis lors, et de rejeter impitoyablement les groupes par trop populaires, et de porter aux nues ceux qui restent inconnus du « grand public » - expression péjorative et méprisante servant à bien marquer le gouffre qui sépare l’initié du profane. Un rapide coup d’oreille suffit d’ailleurs bien souvent à comprendre pourquoi les sons émis et commis par ces fameux groupes ne parviendront jamais aux oreilles de la masse. Tout l’art réside alors dans le fait de dénicher LE groupe qui n’a aucune chance, aucun risque devrais-je dire, de devenir populaire. Sous peine de devoir renier celui sur lequel on avait fondé tous ses espoirs – une solution de replis restant toutefois de balayer tout ce qui est postérieur à la notoriété soudaine du groupe, pour ne retenir que ses obscures premières bandes.
Je viens de faire une belle prise. Un minet de premier choix, bonnet sur la tête, petite chemise fraîchement repassée par maman, lunette de soleil pour protéger son crâne des U.V. nocifs diffusés par les néons, pantalon gris taille 48 et Caterpillar aux pieds. La parfaite panoplie du jeune cool. Ce joli spécimen est en plein débat avec son petit frère, qui lui est d’une banalité triste à mourir – à ranger dans les « pas cools », mais il est encore jeune, il a les circonstances atténuantes. Etonnant comme l’aîné semble forcer sa voix, à croire que sa chère maman a pondu un sourd et muet pour lui servir d’animal de compagnie. Et vas y que tel groupe est à chier, et que celui là est extraordinaire, d’ailleurs il les a vus il y a un mois de çà dans une toute petite salle à Paris, les gens sont cons, ils auraient dû se battre pour assister au concert, au lieu de ça, ils préfèrent payer trois cents balles pour se pavaner devant ces grosses merdes d’Oasis qui ne sont qu’une pâle copie des Beatles, et qui en plus de faire de la merde sont très cons. Ce qui est sûr, c’est que ce type est une vraie méthode Assimil à lui seul. Le « rock indé » en dix leçons, c’est lui. Il a tout vu, tout connu, tout entendu, et il faut que tout le monde le sache.
Je poursuis mon périple vers le rayon jazz. Là on y rencontre généralement une autre espèce étrange. Mais aujourd’hui, je suis mal tombé, il n’y a personne. On dit qu’ils seraient en voie de disparition. Pour en apercevoir, il faut venir à l’ouverture, ou mieux encore juste avant la fermeture des portes. Il est trop tôt. Trop de monde par ici, et cette race n’aime pas les gens. Ces représentants aiment à se retrouver entre congénères, dans des salles naines, enfumées et obscures. A l’abri du monde extérieur qui ne les comprend pas, qui ne peut les comprendre. Le point commun qui les réunit est qu’ils écoutent une musique très supérieure aux autres, la seule musique qui mérite de porter ce nom, en fait. Une grande majorité d’entre eux joue d’un instrument et se met à l’abri de tout débat stérile en se basant sur le fait indiscutable qu’il faut faire de la musique pour pouvoir en parler.
Soit.
Le rayon classique, maintenant. Autre univers étrange. On y rencontre aussi bien des ados pré-pubères que des vieux pré-morts. On les reconnaît à leur look désuet, leur anti-look, en fait. Petit pantalon à pinces pour les uns, petite chemise bien propre pour les autres, lunettes pour beaucoup. Ils regardent du coin de l’œil, avec mépris, les autres sectes, et obtiennent en retour le même traitement. Passionnant.
Il me prend soudain l’envie de me replonger dans un univers plus familier, en tout cas plus facile à décrire, car si caricatural. Je parle bien entendu des hardos. Là, impossible de se tromper. Le hardos a le poil long, l’œil gras, le cheveu terne. Il bombe le torse sous un t-shirt Massacra ou Carcass, symbole quelque peu superflu de son appartenance. Et il se gargarise devant les pochettes bariolées de ses idoles : croix renversées, croix celtiques, et autres symboles sataniques. Suprême raffinement, le hardos se délecte des titres des albums et singles qui constituent sa discothèque : Dying Fœtus côtoie joyeusement Human Barbecue et autres Monstruosities. Et accompagne chaque phrase d’un rire adipeux et guttural. Rien de bien méchant, somme toute.
Pour respecter l’usage et les convenances, j’ai gardé le meilleur pour la fin. Il s’agit, bien entendu, des Technomen et autres Nightclubbers. Je m’en pourlèche les babines par avance. C’est le repère des vrais amoureux de la musique. On y trouve deux sous-espèces. La première pourrait être qualifiée de noyau dur. T-shirt moulant et fluo, piercing aux endroits les plus inattendus, lunettes de ski jaunâtres en toute saison. Mais on en rencontre rarement à la Fnac : sans doute veulent-ils se protéger de l’autre race. C’est tout à leur honneur. Car cette dernière est la plus ignoble de toutes. Elle est composée d’un grand nombre d’étudiants en écoles d’ingénieurs et de matheux en tous genres. Ceux-ci sont friands de rythmiques bruyantes et saccadées. Lorsqu’on les croise par accident dans un concert de rock, on peut les voir agglutinés autour de la table de mixage, leur yeux illuminés par les voyants « input » et « output », la bave au coin des lèvres. L’émotion à l’état pur. C’est, j’en suis certain, spécialement pour eux que les « boomers », au nom si joliment trouvé, ont été conçus. Leur nombre croît à une vitesse vertigineuse, et on peut raisonnablement penser qu’à terme, ils seront seuls maîtres de la planète électronique. Par pur soucis d’honnêteté intellectuelle, signalons quand même que ces deux races ne se nourrissent pas au même râtelier : point de « techno commerciale » pour les puristes, bien entendu.
Un rasta infiltre son odeur dans l’allée centrale.
Je suis épuisé.
J’ai pourtant envie de m’attaquer aux autres rayons, que je sais être, par expérience, tout aussi intéressants. Mais mon estomac et mes jambes s’y refusent. Sans doute parce qu’absorbé par ce curieux spectacle, je n’ai pas vu l’heure tourner.
Il fait nuit. Je n’ai pas déjeuné.
Je rentre.

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