Et puis quoi encore, c'était pas assez de tout ce bonheur permanent ? De cette randonnée sur le doux chemin de la vie conjugale ?
« Bonjour mon petit sucre d'orge. »
« Bonne nuit mon gros roudoudou d'amour. »
Une accumulation de sobriquets grotesques, une overdose de sucreries, des caries de tendresse à ne plus savoir où les soigner. Alors, voilà, il avait dit « Non ! »
Non, aujourd'hui il en avait assez de sa vie rangée. Aujourd'hui, tout allait changer. Fini le mari attentionné, modèle, casanier. Bienvenu homme libre ! Et son visage dans la glace de la salle de bain avait changé du tout au tout, comme sous l'effet d'un morphing ou de quelque sortilège.
A peine dehors, le soleil aurait pu l'éblouir, la pluie le tremper jusqu'aux os, ça n'avait plus d'importance. Il s'était enfin révélé à lui-même ! Parce qu'il est parfois nécessaire de courir l'aventure, de rompre la mélancolie de sa parfaite petite vie d'homme comme il faut. Et les filles se retournaient sur son passage, souriaient devant cet aplomb. Certaines lui lançaient des clins d'œil, d'autres étouffaient un petit rire de gêne et d'admiration.
Ah ! Oui ! Il avait fière allure, même sa femme ne le reconnaissait pas. Il était devenu un faucon, un rapace. Pas un de ces êtres strigiformes qui hantent les nuits, mais un aigle royal, majestueux, qui fond sur sa proie avec élégance, assurance, recueillant l'admiration de tous. En plein jour, parce que ce genre d'exploit n'est glorieux que s'il est partagé avec d'autres pairs. Oui, aujourd'hui, les autres hommes l'envieraient. Et les yeux se tournaient sur son passage, il les sentait à la fois inquiets et envieux. Inquiets parce que sortir ainsi des sentiers balisés de sa vie de petit bourgeois n'était pas acceptable. Et envieux, parce que lui osait sortir de cet ennui du quotidien, lui osait mettre en jeu cette vie banale et rangée pour s'aventurer au-delà de la ligne.
D'ailleurs, juste au moment s'élancer vers le gouffre, de s'approcher du bord, il se sentit soudain gris. Pris d'une ivresse qu'il avait peureuse : non, il ne pouvait pas faire, ça ! Il aimait son épouse, ses enfants, il était bien considéré dans son travail. Si l'on apprenait, si l'on savait... Il eut soudain le sentiment d'être dans l'antichambre d'une mort sociale. Un homme comme il faut ne fait pas ça... Il fallait renoncer.
Alors la jeune femme qui se collait à lui, comme si leurs corps ne formaient plus qu'un, qui depuis dix minutes l'abreuvait jusqu'à la nausée de ces douces paroles, qui sucraient ses gestes lents et précis, cette jeune femme lui ramenait devant les yeux l'image de son âme sœur, de sa vie.
De sa femme.
« Je ne peux pas...
– Allons, Thierry, tout le monde me dit ça. C'est normal d'avoir peur la première fois. Vous verrez, ce n'est que l'histoire de cinq minutes. Après vous en redemanderez, je vous assure !
– Non, s'il vous plaît.
– Vous en faites pas Thierry, tout ira bien ! Vous savez, je suis la meilleure monitrice de parapente de la région. »
Les mots qu'il fallait caser pour le défi Des mots, une histoire n°33 (et pas 33 mots, y'en a juste 17, faut que j'arrête de lire les blogs avant d'avoir bu mon café... ou alors faudrait que je me mette à boire du café) les mots donc :
non – sobriquet – randonnée – mélancolie – bonjour – ivresse – strigiforme – parapente – pluie – doux – bord – soleil – ennui – bonheur – antichambre – sortilège – morphing