Je
n'aime pas les entretiens, qui condamnent forcément à voir l'air de faire son intéressant, mais la forme peut se montrer commode parfois, alors en voici un sur la dite libération sexuelle
:
Paul Houser : La Pornographie est souvent considérée comme un outil de la liberté d'expression et de la libération
sexuelle...
Claude Pérès : Franchement ? Je suis en désaccord profond sur ces deux points. L'expression, le discours, n'est pas fait pour libérer. C'est quelque
chose qui s'organise avec des règles et comme nous parlons tous les jours, que nous respectons ces règles, nous ne les voyons plus, ça ne veut pas dire qu'il n'y en a pas.
Quant à la libération sexuelle, qu'est-ce qui a été libéré au bout du compte ? A mon avis, et mon avis a été renforcé après avoir fait
Infidèles, toute cette histoire de libération sexuelle a été piégée par la pornographie. L'idée que nous avions en tête dans les années 60 d'une sexualité au-delà des règles est très
loin. Il y a des règles pour organiser la sexualité et ces règles, on les retrouve dans la pornographie.
Quel genre de règles ?
CP : Il faut avoir à l'esprit que la sexualité peut constituer quelque chose de terrible pour une société. C'est un échange intense entre les gens
qui peut aller jusqu'au chaos. Bien sûr le chaos, c'est quelque chose d'abstrait. Et surtout, la sexualité est une perte de temps. Rien dans la sexualité ne peut être utile pour l'intérêt
général. C'est pourquoi c'est resté tabou, c'est-à-dire impossible à gérer par la société pendant si longtemps. La sexualité n'a pas été libérée parce que la société est devenue gentille et
repsectueuse. Elle a été libérée parce qu'il était possible d'en faire quelque chose d'utile.
Comment la sexualité peut être utile pour l'intérêt général ?
CP : "Un échange intense", ça rappelle quelque chose, c'est ainsi que l'on se représente les marchés. Je pense que beaucoup de goûts et de façons
ont été tolérés ces dernières décennies parce qu'ils rencontraient les règles de notre temps, les règles du marché et du capitalisme. C'est intéressant, parce que pour la première fois une
société a été en mesure de gérer la sexualité ; ses règles le lui permettaient.
Peu importe pourquoi la sexualité a été libérée si elle est libre...
CP : Non, ça importe au contraire, car la sexualité a été ajustée aux règles de nos sociétés. L'image qu'on se fait de la sexualité n'est pas la
sexualité comme l'image d'une pipe de Magritte n'est pas une pipe, mais une image. C'est une sexualité triste condamnée à rester insatisfaite pour amener le consommateur à acheter toujours plus.
C'est drôle parce que cette triste image donne raison aux moralisateurs. Linda Williams dans Hard Core souligne comment le consommateur est entretenu dans un désir de rien.
Mais cette aliénation va plus loin. Quand on repense à cette relation entre Savoir et Pouvoir que décrit Foucault, je suppose qu'on peut dire que la
pornographie est paranoïaque. Les hippies disaient "Plus je fais l'amour, plus je fais la révolution" parce qu'ils allaient conte l'ordre de leur temps, mais un autre ordre à récupérer la
sexualité, un ordre qui veut tout savoir sur tout le monde.
La pornographie = les moralisateurs ?
CP : Manifestement. C'est un piège parce qu'il accaparent l'espace. D'un côté on ne peut pas dire que la libération sexuelle est une blague, parce
que nous sommes submergés par des images de sexualité. On ne serait pas crédible. Mais d'un autre côté, on devine toujours comme une honte autour de la sexualité, venant y compris des
consommateurs de pornographie. Par exemple, on continue de censurer la nudité et la sexualité, sans que ça ne choque personne. Il y a comme une contradiction.
Mon idée, c'est que, sans s'en rendre compte, la pornographie et les moralisateur travaillent de concert. Ils représentent la même image de la
sexualité qui n'a rien à voir avec notre expérience quotidienne. Quand on y réfléchit, ce qui a été libéré, c'est l'idée que les moralisateurs se font de la sexualité et non la sexualité
elle-même. La libération sexuelle aurait fait beaucoup plus de bruit.
Le problème, c'est encore une fois le capitalisme ?
CP : Pas vraiment. Ca ne sert à rien de tout mettre sur le dos du capitalisme. Que les gens veuillent se remplir les poches, tant mieux pour eux. Ca
m'est égal. Ce qui est intéressant à noter c'est comment le marché s'organise. Ca respecte les règles du langage dont on parlait. Ces mécanismes consistent à identifier et différentier les
choses, par exemple en les nommant. Et l'idée du marché est de tout couvrir, jusqu'à la moindre niche. On pourrait croire qu'on finira par se retrouver dans ce qu'offre le marché et que tout est
pour le mieux, mais non. Ces identifications/différenciations sont des pièges, dans la mesure où le désire ne se retrouve pas dans une niche. Même en démultipliant les niches, on ne recouvrira
jamais l'étendue et la subtilité de nos désirs. Vous avez donc une opération d'approximation voire de renoncement. C'est pareil avec les partis politiques, vous ne vous y retrouvez jamais
vraiment, même si pourtant vous avez l'impression d'avoir le choix.
Quelle marge nous reste-t-il ?
CP : Je pense que nous devons garder en tête et continuer de dire que cette image de la sexualité, qui conditionne nos perceptions, est
moralisatrice et capitaliste, ce qui n'est étonnament pas une contradiction, mais aussi paranoïaque.
Nous devons tenir éloignées nos sexualités de cette image et continuer d'inventer notre vocabulaire, notre langage, qui ne peut pas se réduire à une
opértion de marché ou de savoir/pouvoir. Nous devons refuser de laisser nos sexualités réduites à des histoires d'images ou de produits capitalistes de divertissement.
Surtout, je pense que nous devons retourner la question contre les moralisateurs et les capitalistes. Je pense qu'une société qui prétend poursuivre
le bonheur de ses membres – ou peu importe comment on appelle quelque chose qui n'a pas vocation à être utile à la société –ne peut pas dire quel est le problème avec le sexe sans être
immédiatement démasquée.