15 septembre 2008. Un souvenir personnel. Lundi. Nous venions de fêter en famille, le WE, en Normandie, mon soixante-dixième anniversaire. Le vendredi soir, j'étais allé chercher mon fils au train de Lisieux. Il venait de San Francisco.... nous avions ri du décalage, entre la campagne normande et SF. Lundi : la fête est passée, les enfants, les petits-enfants sont repartis. A la radio, j'entends parler d'une banque, bien connue pour sa stabilité, son sérieux, - en difficulté toutefois à cause des subprimes - , que le gouvernement américain, contre toute attente, vient de lâcher : Lehman Brother est déclaré en faillite. Sans le savoir encore, nous entrions, ce lundi matin, dans la crise.
La crise : une crise financière sans précédent, par sa soudaineté - apparente ; son ampleur - l'effet domino sur l'ensemble du monde ; ses causes - qu'on analysera abondamment, pour le plus grand bonheur des éditeurs ; ses leçons - qu'on tirera, pour la galerie, mais dont on se gardera bien de rien appliquer de sérieux dans les faits.
L'eau a coulé sous les ponts [pas autant qu'on voudrait, paradoxalement]. Plus de deux ans, bientôt trois, après ce signal déclencheur qu'a constitué l'effondrement de Lehman Brother, les choses, semble-t-il, se sont amplifiées, et approfondies.
La crise ne nous apparaît plus simplement une crise financière. On parle, du côté de chez nous, la France, l'Europe, d'une crise de civilisation : la "crise de la civilisation occidentale" fait débat. Le journal Le Monde, dans son édition datée du samedi 28 mai 2011, met face à face deux philosophes, le slovène Slavoj Zizek, "connaisseur de l'idéalisme allemand autant que de l'oeuvre de Jacques Lacan, docteur en psychanalyse", et Peter Sloterdijk, "intellectuel allemand, professeur de philosophie et d'esthétique", pour débattre de cette question : "Comment sortir de la crise de la civilisation occidentale ?"
Si on débat du comment sortir de... c'est que le fait est largement partagé, n'est pas soumis à question : la civilisation occidentale est en crise.
Cette crise-là, comment la vivons-nous, nous-mêmes ?
Ma réponse personnelle m'interroge moi-même. Il y a comme deux parts en moi, je me sens divisé, comme si la vérité explorait deux chemins.
Le premier cheminement me conduit à partager l'analyse du Monde, déjà cité, pour qui l'Occident vit une crise de l'avenir : les nouvelles générations ne croient plus qu'elles vivront mieux que celles qui les ont précédé. "Une crise de sens, d'orientation et de signification. L'Occident sait à peu près d'où il vient, mais peine à savoir où il va".
L'Occident est comme dans la situation du grand empereur romain Hadrien, malade et vieillissant, qui sait qu'il va mourir. Marguerite Yourcenar, dans ce magnifique texte qu'elle nous donne des Mémoires d'Hadrien imaginées - cette écriture superbe et longue, au service de la remontée des souvenirs - fait dire à l'empereur : "Je ne suis pas encore assez faible pour céder aux imaginations de la peur, presque aussi absurdes que celles de l'espérance [...] Je n'en suis pas moins arrivé à l'âge où la vie, pour chaque homme, est une défaite acceptée. Dire que mes jours sont comptés ne signifie rien ; il en fut toujours ainsi ; il en est ainsi pour nous tous. Mais l'incertitude du lieu, du temps, et du mode, qui nous empêche de bien distinguer ce but vers lequel nous avançons sans trêve, diminue pour moi à mesure que progresse ma maladie mortelle. Le premier venu peut mourir tout à l'heure, mais le malade sait qu'il ne vivra pas dans dix ans [...] Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l'Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort". Ainsi de notre civilisation, car les civilisations sont mortelles, elles aussi.
Une défaite acceptée. Je reprends les termes du Monde : le sens du commun s'est étiolé. À l'heure du chacun pour soi, le sentiment d'appartenance à un projet qui transcende les individualités s'est évaporé.
Et ce ne sont pas les "affaires" qui vont arranger les choses. La terrible humiliation collective de l'affaire DSK - qui, soit dit en passant, nous a appris beaucoup sur nous : notre naïveté ; et toutes les autres affaires... Quelle espérance de s'en sortir un jour ? D'être à nouveau capables de bâtir un projet qui rassemble ?
Voilà le premier chemin. Mais le second est fait de tout autre chose. Je porte aussi sur la crise un autre regard qui, lui, est très optimiste. À voir le "printemps arabe" - que nul n'a en rien vu venir ! cette jeunesse qui ne descend pas dans la rue au nom d'une quelconque idéologie, ou contre une autre idéologie, mais simplement pour crier sa soif de liberté, sa volonté de vivre debout et non pas couchée - et donc dehors le tyran qui opprime et s'en met plein les poches, "dégage" !
L'avenir est là. Quelle chance d'être témoin de cette assaut de conscience ! Que tremblent les puissants, les tenants du pouvoir qui se croient au-dessus des lois, des gens qu'ils méprisent, tout en sollicitant leur suffrage. À qui la jeunesse fait-elle appel ? Qui convoque-t-elle ? Pas un sauveur, ni un messie ; il n'en n'est plus en qui croire. La jeunesse se convoque, elle-même. C'est un mouvement de la base - du mot grec "point d'appui" - c'est sur la base que repose l'édifice ; la base d'un triangle : le côté opposé au sommet...
Un monde meurt, un autre vient. "Nous ne devons pas dénigrer mais pressentir le monde" [René Char]. Sur ce chemin, je pressens que les couleurs qui rougeoient à l'horizon ne sont pas celles d'un destin qui s'éteint, mais de l'aurore qui annonce un jour nouveau. Je partage alors l'exclamation d'Ignace Ramonet, à la tribune du Zénith à Paris le 19 janvier 2002, qui me reste en mémoire : "Comment cela s'appelle-t-il, ce moment où un autre monde devient possible ? Cela a un très beau nom, camarades, cela s'appelle l'aurore".
Il faut deux rivages à la vérité : l'un pour notre aller, l'autre pour son retour. Deux chemins qui boivent leurs brouillards [René Char, Pontonniers]