L'épistole de Pascal Janovjak, postée à Ramallah à l'adresse du Passe-Muraille
Je fume dans la caféteria déserte de l’hôpital, je vous écris en sachant que je ne pourrai vous envoyer ce message tout de suite mais j’ai besoin de vous écrire, je me rends compte – non, je l’ai toujours su, mais je le sens fort en ce moment – à quel point j’ai besoin de vous, mes amis… C’est sans doute la fonction première des hôpitaux, de cultiver l’amour entre les hommes – à cinq ans, j’avais donné à mon père étonné cette explication des maux du monde : comment pourrait-on prouver l’amour, exprimer l’amour, s’il n’y avait le mal ?
Elle qui se tort elle qui supplie dont les yeux virent au ciel, absents, elle qui dans ses moments de lucidité s’inquiète encore pour moi, savoir si je vais bien si je suis bien assis si j’ai sommeil, elle qui ensuite m’enfonce ses ongles dans les bras et me frappe
En sortant de la pièce j’ai éclaté en sanglots, toute cette douleur, toute sa douleur, bien plus forte pour moi que si je l’avais éprouvée directement (car une douleur personnelle m’aurait fait hurler, mais elle ne m’aurait pas fait pleurer comme j’ai pleuré), toute sa douleur dans mes larmes, pendant une heure – le contrecoup de ces heures affreuses et inutiles, petit cadeau d’une sage-femme indifférente qui avait décidé que l’épidurale pouvait attendre, quand on venait de nous dire le contraire, et qu’elle se tordait au sol…
Mais c’est grâce à cette douleur que j’ai découvert l’amour. J’ai eu envie de chercher la sage-femme, de mettre l’hôpital sens dessus-dessous pour la retrouver, et arrivé en face d’elle je lui aurais mis mon poing dans la figure, tout simplement, et je peux vous dire que ce poing-là lui aurait arraché quelques dents… et ensuite, ensuite seulement, je l’aurais remerciée, du fond du coeur. Mais j’ai mieux à faire maintenant, j’ai à vous écrire…
De retour à la caféteria je croise le docteur Asfour, nous partageons une énième cigarette. Je bavarde pour faire taire l’anxiété, je lui pose des questions, il me dit qu’il exerce depuis 1981. J’avais six ans je lui dis, je ne sais pas pourquoi je lui dis ça, je lui dis ça parce que ce matin face à lui, face à tous les hommes de son âge je suis un enfant, je ne suis plus qu’un enfant… j’avais six ans, je lui dis, et il me sourit, et ne sachant plus quoi dire je me lève et sors dans le parc de l’hôpital, c’est l’aube à présent, et je fume ma dernière cigarette d’homme libre. C’est drôle, il y a un mot pour les célibataires, mais pas pour les hommes qui ne sont pas pères – alors homme libre, ou homme seul, puisque bientôt je serai deux, physiquement deux, je serai mon fils et moi, et j’aurai faim pour lui et soif pour lui, je serai joyeux avec lui et j’aurai mal aussi – mais est-ce que vraiment je serai plus proche de lui que je ne le suis d’elle, puis-je vraiment être encore plus proche de quelqu’un ? Et sera-t-il en nous ou entre nous, nos corps seront-ils liés ou séparés par Louis, 3, 5 kg qui hurle dans nos bras, elle qui pleure dans mes bras mes bras qui sont tellement courts ce matin tellement insuffisants pour embrasser tout le monde les infirmières et les sage-femmes les médecins le concierge l’employé à l’accueil, et vous… mes bras, plus larges et plus forts ce matin mais toujours deux, seulement deux bras pour les entourer, mes bras tellements insuffisants déjà à les protéger, elle et Louis…
Pascal Janovjak
(ce texte constitue L'Epistole envoyée par Pascal Janovjak de Ramallah, où il a vu naître son premier enfant, avec Serena son épouse, au Passe-Muraille, pour sa livraison de juin).
Image: Serena et Pascal Janovjak lors de leur escale à Lavaux, en été 2008.