La Curiosité Est un Curieux Défaut.
Publié le 11 février 2008 par Mélina Loupia
Depuis l'entrée en vigueur de l'interdiction de fumer dans les lieux publics, la peur de l'amende m'a fait devenir obéissante.
Ainsi, désormais, dans ma maison, j'ai installé un salon privé qui de fait, autorise tous les nicotinomanes à venir y assouvir leur vil besoin de tabac.
Il y fait certes un peu frais, la décoration n'est pas encore finalisée et parfois le bruit et l'odeur incommodent.
Mais c'est ma pièce à bordel à moi, l'antre féminin par excellence, que j'aurais volontiers rebaptisé mon gynécée si Copilote n'y était pas invité d'office et d'honneur à chaque visite que je lui
fais.
Car il s'agit de mon cellier.
Toutes les ménagères de plus ou moins de cinquante ans vous le diront, s'il est bien une pièce, un endroit, un refuge au sein duquel chaque chose est à sa place mais où règne une pagaille étudiée
de façon à rebouter les plus valeureux des maris, c'est bien le cellier, l'arrière-cuisine, le cagibi.
Le mien est aussi spacieux que ma cuisine.
Une vraie pièce.
Carrelée, isolée, un évier, des placards, des étagères, tout le gros ménager vrombissant qui n'a pas voie au chapitre aux fourneaux, une friteuse non grata, le congélateur en fin de vie que l'on
ne sort sur la terrasse qu'au printemps, comme les vieilles tantes de leurs maisons de retraite pour un dégivrage, la litière et la mangeoire des chats.
C'est donc ici, auprès de ma blonde, que je viens me poser.
J'aime y voir le jour qui se lève, le soleil qui décline et la lune qui se cache à travers le fenestron.
La vue est belle et j'y vois sans être vue, toute la vie encore rurale et préservée qui s'accomplit jour après jour.
L'autre après-midi, aux alentours de quinze heures, alors que je porte la tasse de café fumant à mes lèvres, mes yeux sont attirés par un curieux manège.
Sur la départementale rénovée depuis peu, un petit pont de fer hideux sur lequel un véhicule de la Gendarmerie Nationale du canton faisait visiblement les constatations d'usage.
En effet, en contrebas du garde-fou, un véhicule utilitaire, au capot défoncé, gisait dans le fossé de broussailles. Dans le champ attenant, un autre était garé sans dégâts apparents.
Deux protagonistes allaient et venaient sur l'asphalte.
Un homme banal et une femme bien moins.
Rousse, de petite taille, menue, elle semblait plus active dans son attitude que lui, qui piétinait sur l'herbe.
Alors que les hommes de loi s'en vont, je vois que la jeune femme tient ce que je distingue comme un appareil photo.
Mes doutes se confirment alors qu'elle se déplace de part et d'autre du véhicule échoué et prend plusieurs pauses dans le but d'améliorer ses prises de vue.
Ma cigarette se consume et je l'écrase sans avoir pris le soin d'en consommer la saveur.
" Voilà qui t'apprendra à mater."
Toutefois, l'épisode muet fait son chemin dans mon imagination et je me mets à me questionner sur la scène.
Pourquoi les gendarmes étaient-ils venus?
Il n'y avait pas de blessés apparents et si ça avait été le cas, j'aurais entendu la sirène du S.A.M.U à travers le val. Par chez nous, tous les véhicules de secours se font entendre plus pour
annoncer un évènement extraordinaire que pour réguler la circulation.
Comment l'utilitaire avait-il atterri après le pont, qui se situe sur une ligne droite et dégagée? Alcool? Fatigue? Vitesse? Aucun des trois, vus l'heure et le lieu.
Pourquoi cette femme, dont la vision lointaine et le véhicule me sont inconnus, immortalisait-elle les instants?
Elle ne pouvait pas être journaliste ni correspondante de presse puisque je le suis sur ce secteur et personne n'aurait pu être au courant avant moi, qui m'autoproclame à ce moment-là premier
témoin oculaire.
" Alors pourquoi t'y es pas allée pour faire un papier?
-T'es pas fou? Comment j'aurais su?
-Bé en regardant tiens.
-Non, on m'aurait pris pour une commère, avec les gendarmes en plus.
-Pourtant, c'est un peu ton rôle non, pour le journal?
-Non mais je te dis, c'est étrange quand-même.
-Bon, je te laisse, y a du monde, il est quatre heures, je te rappelle quand j'irai boire le café.
-Ok, bisous."
Je n'ai pas pu m'empêcher d'appeler Copilote au taf.
Je voulais partager ma curiosité.
Vers dix-sept heures trente, alors que le téléphone n'a pas sonné, me voici à nouveau postée, café et cigarette à la clé, dans mon cellier. Le jour décline mais offre encore assez de lumière
rosie pour que le gyrophare de la dépanneuse ne soit pas trop éblouissant.
L'homme commun et sa voiture ont disparu, mais la jeune femme est toujours là. Elle parlemente avec le garagiste local.
Mais cette fois-ci, elle suit ses manœuvres de très près, caméra au poignet.
L'homme en bleu de travail noirci est descendu dans le fossé et tente de dégager l'utilitaire mal en point, tirant des ronces tous les projectiles qui avaient volé hors de l'habitacle au
choc.
La femme monte sur la dépanneuse, redescend avec précautions, s'informe auprès du secouriste mécanique des opérations, penchée dans le fossé, zoom à fond.
Je détourne mon regard pour le plonger dans le cendrier, avale mon café tiède et m'en retourne dans le salon séparer mon trio qui se dispute le dernier pain au lait fait maison.
"T'en as pas fait assez pour nous trois maman et c'est moi qui ai vu le dernier en premier.
-Et moi, je t'ai vue la première en dernier, puisque c'est comme ça, je le donne au chat.
-Et c'est toujours Maurice qui récupère les restes.
-Parce que lui, il s'en fout, du moment qu'il bouffe, d'être le premier ou le dernier. Allez faire vos devoirs."
A dix-neuf heures, n'y tenant plus, et alors qu'en théorie, la dernière cigarette avant la soirée devant être partagée avec Copilote fraîchement rentré de la ville pollué, je vais fumer
seule.
Cette fois-ci, nul besoin d'allumer l'ampoule du cellier, le gyrophare l'éclaire par intermittence, lui donnait l'aspect d'une chambre d'hôtel malfamé, un soir de pluie, dans un mauvais
polar.
La dépanneuse est toujours là, mais je ne distingue plus rien des personnages ou du décor. Juste cette lumière orange étrange, presque stroboscopique.
Je n'allume pas ma cigarette et me laisse peu à peu hypnotiser par l'éclair.
"Encore avec cet accident?
-Ouais, c'est vraiment dingue ce truc, tu as vu depuis le temps que l'accident a eu lieu, la dépanneuse est encore là.
-Des fois, ça prend du temps de sortir une caisse du fossé.
-Mais attends, elle était pas non plus en bouillie et juste dans le fossé après le pont, si on la remonte par le champ de la voisine, en dix minutes c'est réglé.
-Mais tu l'as vu l'accident?
-Non, mais d'après la tronche du capot, on dirait qu'elle s'est mangé le pont de face. Pourtant, la caisse, elle était après le pont.
-Qui elle?
-La fille.
-Comment tu sais que c'est elle?
-Je déduis. Mais le truc qui m'a le plus espantée, c'est qu'elle ait photographié et filmé.
-Oh, encore une chieuse de procédurière qui va tout envoyer à Julien Courbet.
-Oué, curieux, je sais pas, elle avait pas l'air traumatisée de l'accident tu vois.
-On mange quoi?
-Putain, j'ai complètement oublié ce détail de la soirée, des nouilles?"
Le lendemain matin, Copilote et moi observons le brouillard s'arracher des flancs de la vallée.
"Va faire super beau, je vais en profiter pour te charger la batterie de Cariolette.
-Ah bonne idée ça, j'en profiterai pour aller jeter les poubelles.
-Tiens, regarde, le pont, il en manque une partie, voilà pourquoi peut-être elle s'est plantée la nana.
-Attends, hier, il y était en entier, le pont, et en plus, la caisse, elle était après, pas avant, même si d'après le capot, elle avait l'air de se l'être pris.
-Bé tu vois bien qu'il y est plus, moi je dis qu'elle est allée dans le fossé à cause qu'il y était plus avant déjà.
-Je te dis que non.
-Alors, c'est la dépanneuse qui l'a enlevé pour remorquer la bagnole.
-Y avait largement de quoi faire autrement.
-C'est vrai, t'es la reine des manœuvres en voiture toi, t'aurais réglé ça en deux créneaux et trois marche arrières.
-Non, je dis que la DDE est venue ce matin enlever le pont pour le réparer.
-Ou alors c'est les gendarmes qui sont venus le prendre comme pièce à conviction.
-Oué, pour relever les empreintes.
-Voilà, les experts au village, bien-sûr.
-Et la nana, en fait, c'est une réalisatrice.
-Ah non, ils sont en grève en ce moment.
-Merde, c'est vrai.
-On mange quoi?
-Je finis mon café et ma clope et j'y réfléchis."
Un homme, une femme, deux voitures, et des centaines de possibilités.
Décidément, la curiosité est un curieux défaut.