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La révolte: évènement du refus politique irréductible... bien plus que l'indignation
Publié le 12 juin 2011 par Pigiconi
L’Être-révoltant (II)« L’objectif principal du pouvoir qui gouverne l’économie-monde, et qui est aussi la cause du régime de guerre actuel, est la tentative – je le dis simplement et synthétiquement car il s’agit d’un destin que nous avons sous les yeux – d’instituer à l’échelle globale la domination de l’homo democraticus comme modèle absolu de l’homme juste en tant que tel. Dans la révolte, on a affaire à un mouvement qui esquive toute énonciation et toute revendication, tout en posant, sans aucune médiation linguistique, le problème de la situation catastrophique où la vie est généralement jetée : la simple volonté de vivre. La révolte naît sans raison précise et sans objectif spécifique ; elle recueille en elle l’insubordination d’une existence enchaînée à l’inéluctable. Voilà pourquoi elle est un geste dans lequel s’exprime une hétérogenèse des fins. Pour être plus clair, elle réitère l’une des qualités indéchiffrables que Stefan Zweig attribue au jeu d’échecs (Le Joueur d’échecs) : « Un art qui ne laisse pas d’œuvre. » La vocation de la révolte se matérialise dans la dispersion de l’œuvre et dans l’absence d’un objectif spécifique : elle ne supprime pas le monde ; elle tourmente l’évidence de la réalité telle qu’elle apparaît par une exubérance événementielle. La nature de la révolte – son désordre intentionnel et son imprévisibilité congénitale – en fait une menace pour l’ordre en ce qu’elle est un phénomène qui habite l’absence ; elle est l’invocation d’un ailleurs capable de détruire ce monde afin d’en faire un lieu à vivre. Elle est le spectre politique de l’infraction de l’être. Comme tous les fantômes, elle incarne une obsession plus que présente dans le présent : elle demeure invisible jusqu’à l’instant qui précède celui de son explosion. La révolte est un fantôme parce qu’elle évoque une forme de la politique radicale et invisible – une politique de l’existence – située au-delà de toute politique fondée sur la médiation juridique. La révolte est un événement politique. Même si une politique de l’événement, c’est-à-dire une politique à la hauteur de son événement, échappe à sa décision. Les révoltes urbaines françaises sont biopolitiques parce qu’elles mettent en cause la relation politique entre les revendications singulières et leur dimension consciente, collective, souveraine. Si elles critiquent tout ce qui existe, ce n’est pas dans le but de quelque revendication particulière. Le pressentiment qui s’y fait jour – au-delà de tout signe et de tout énoncé linguistique – concerne la situation d’un monde en tant qu’intolérable ( l’intolérable, pour ceux qui vivent au ban, n’est pas une figure métaphysique qui se traduirait dans une opinion sur le monde, mais une réalité terriblement concrète). Dans cette hypothèse, la réaction furieuse du bio-pouvoir global contre ces mouvements inconcevables et sauvages devient compréhensible : la peur qu’ils éveillent en lui est due à ce qu’il y a en eux de laconique. Le pouvoir a probablement compris que – comme on ne peut pas la représenter symboliquement – la condition révoltante est le présupposé d’une explosion immodérée du monde. Lorsqu’on en a fini avec l’idée d’une transformation de sa propre condition, se révolter sans rien demander signifie tout vouloir, tout, c’est-à-dire aspirer à la création d’un monde où résister. L’événement révoltant consiste alors en un refus politique irréductible à ce qui se passe ici et maintenant. Soit tout le contraire de ce que pensent ceux qui font de la revendication consciente, de l’organisation et de la prise de responsabilité, des préalables à toute activité politique.L’insurrection de la banlieue française permet d’ajouter une précision philosophique au discours d’ordre général : la révolte n’est un événement effectif que si son déploiement est tel qu’aucun mobile hétérodoxe n’existe en elle. Sitôt qu’il est possible d’invoquer une raison susceptible d’en expliquer la cause originaire, on voit aussitôt s’évanouir la chance d’un événement politique de révolte. »Pierandrea Amato, La Révolte, édition Lignes, 2011, pp.62-64