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La déchue.

Publié le 13 juin 2011 par Sophielucide

1965 : Waltraude est partie. Une fois de plus, une dernière fois…. Après avoir quitté l’Allemagne au grand dam de ses amis : « Non seulement ils nous envahissent mais encore faut-il qu’ils nous prennent la plus belle fille du village » aime-t-elle raconter ; après avoir abandonné ses trois premiers enfants, après le départ d’Algérie, là voilà qui, dès son deuxième mari parti au travail, au petit matin, prépare une valise. Sans claquer la porte, sans dire un mot. Les mots, elle ne les a jamais possédés. Les mots sont une trahison. Elle ne dit rien mais elle s’en va.  Son attitude n’est en rien méprisable puisque le mépris, c’est exactement ce qu’elle ressent pour cet homme qu’elle juge désormais pitoyable, ridicule même dans son bleu de travail. Il avait une autre allure dans son uniforme d’aviateur…. Mais ce temps béni de l’Algérie est révolu, loin derrière elle. Oui, elle trouve ridicule et inapproprié son amour en bandoulière, son sourire niais d’amoureux transi alors qu’il n’y a pas un rond sur leur compte en banque. Elle n’a même pas eu à réfléchir, elle ponctue ses humeurs de ces évidences qui la dédouanent de toute justification. Elle retourne chez son ex. Celui qu’elle ne supportait plus jadis mais qui avait au moins le mérite de ne jamais manquer d’argent. Et l’argent, chez Waltraude, c’est le nerf de la guerre.

Elle prépare donc une petite valise qu’elle pose sous le landau où elle installe ses deux enfants de 2 et 3 ans. Un couché, l’autre assise, face à elle. Peut-être, par automatisme, coulent quelques larmes qu’elle n’essuie plus depuis qu’elle a compris le pouvoir extraordinaire de la compassion collective que suscite cette femme toujours digne qui ne se plaint jamais…. Peut-être que l’aînée lui pose des questions auxquelles déjà elle ne répond plus, afin d’entretenir un certain mystère qu’elle traîne derrière elle comme une légende nourrie d’incompréhension mêlée d’une certaine fascination….Ce qui est sûr, et me fascine, moi qui découvre si tardivement un épisode inédit d’une vie creusée de larmes acides, c’est qu’elle ne doute pas un instant être reçue dans l’effusion d’une joie sans pareille : le retour de Waltraude ! Jouez hautbois, résonnez musette !

J’ai tout de même du mal à croire en cette affligeante témérité. Je me dis que, décidément sa passion du déni la pousse à s’inventer au fur et à mesure une histoire qui ne tient pas debout. Cet abandon balayé d’un élan qu’elle doit juger parfaitement romanesque, donc irrésistible…

C’est une indiscrétion de ma sœur qui vient de recevoir cette révélation de la bouche de ma mère : «  Effondrée ! je ne l’avais jamais vue dans un tel état, cette fois-ci elle sanglotait carrément, pas comme avant, pas les larmes ravalées, non, un flot ininterrompu de longs sanglots bruyants suivis de reniflements … » Puis le torrent s’est coupé brutalement par cette injonction : «  Promets-moi de ne jamais en parler à ta sœur ! »

Cette interdiction éveille en moi des doutes légitimes. Depuis quelques années, je ne lui cache pas écrire à son sujet. Je ne lui cache rien et continue de lui poser des questions qui restent sans réponse. Je m’accroche, je m’acharne….Mes frères me reprochent ce qu’ils nomment un harcèlement à son encontre. Je lutte sans cesse, abandonne, y reviens, presque malgré moi. Je me heurte sans cesse à la même version, au mot près, des quelques anecdotes qu’elle me jette comme un os à ronger. La guerre, l’abandon, l’Algérie, la misère….

Et soudain, ce autour de quoi je tourne, comme une chienne aux gènes ancestraux dessine des ronds avant de se coucher, soudain cette obsession mystérieuse trouve enfin un écho dans une vérité cachée.  Ce secret de Polichinelle m’est interdit d’accès ; moi, qui m’y accroche si désespérément, en aveugle, guidée seulement par cette prémonition que cet anamour doit forcément trouver explication….

Mon existence, ma négligeable existence vient d’une trahison, une banale tromperie ; rien que ça !

J’ai failli ne pas naître, soit. Comment est-il possible que ce secret enfin dévoilé ait conditionné mon obsession ? L’obsession d’une vie sublimée dans l’écriture ? Comment, depuis toute petite, j’attends la fin imminente de ma mère à l’article de la mort alors qu’elle se porte encore maintenant comme un charme ? J’ai toujours avalé toutes ses salades. J’ai compatis au-delà du raisonnable en allant jusqu’au pire des crimes en accusant, aux côtés du procureur général nommé Kommandantur, mon propre père de creuser la tombe maternelle, avant de devenir à mon tour son fossoyeur littéraire !!!

Elle a donc quitté le père pour retourner chez l’ex. Quel manque d’imagination, me dis-je dans un premier temps, avant de convenir que si elle a jamais aimé un homme dans sa triste vie, c’était l’autre, pas mon père ! Ah ! La salope ! L’immonde perfide qui revient comme elle est partie, chassée définitivement de son ancien foyer.

J’y tiens plus, je me lance. Marre de ces éternels non-dits, ces vérités en pointillés révélées à l’une, cachées à l’autre, entretenues par un troisième, expliquées au quatrième, et perpétuellement décousus par l’ensemble.  Je lui balance à la gueule son soi-disant secret auquel il me serait défendue d’avoir accès. Je scrute son visage, suis son regard fuyant dans un premier temps, y lis un instant l’ombre de l’étonnement. On peut dire qu’elle est forte, la vieille ! Elle a encore de la ressource…. Elle accuse bien le coup ; commence, comme de bien entendu à maudire la traitresse qui n’a pas tenu sa langue de vipère…., avant de se reprendre et se dédire : Jamais, au grand jamais,  elle n’aurait empêché ma sœur de parler, quant aux sanglots, c’est inventé ! «  Ah, ça, non ! Pour quelles raisons ? Oui, je suis partie ! Ça n’allait plus avec ton père. Je suis allée chez A. Il était heureux, tu parles !!! »

A ce moment, elle n’a plus 81 ans, elle a retrouvé tout le panache de sa jeunesse. Pas un instant, l’idée d’être éconduite ne lui a effleuré l’esprit. Mieux : si cela n’avait tenu qu’à son ex-mari, elle aurait réintégré le foyer comme si de rien n’était.  C’est tellement aberrant que je suis sidérée, ne trouve plus mes mots. J’admire cette assurance sans faille, y devine les tonnes de frustrations que cette attitude de duchesse déchue a dû éveiller chez mon père, jamais à la hauteur des ses grandes ambitions… Elle reprend du poil de la bête, la carne, et poursuit : «  A . était aux anges mais il a tenu à prendre l’avis des enfants. Les deux grands, les garçons, n’y ont vu aucune objection….C’est P. qui s’y est opposée. Elle était devenue la petite princesse à la maison, elle y dictait sa loi…. »

Je n’ai qu’une envie : la claquer au mur. Qu’elle se taise, qu’elle arrête une bonne fois de cracher sur ses filles, quelles qu’elles soient… «  Quoi ???? Tu parles d’une enfant…. Quel âge avait-elle à l’époque ? 9ans ? 10 ans ???………… »

C’est horrible, absolument atroce de lire, intacte, sur le visage d’une mère, une haine inchangée, voir ressurgir une obscure jalousie malsaine vieille de plus de quarante ans.  J’essaie tant bien que mal de la clouer au pilori de ses contradictions : suspendre sa vie au choix d’une petite fille abandonnée à quelques huit mois et qui porterait depuis le poids des échecs maternels ? Mais c’est ignoble autant qu’insensé ! Comment est-ce possible ? Je suis atterrée.

Silence. Son visage se referme, elle a une dernière fois prononcé sa sentence en pointant son index sur la table : « c’est comme je te le dis : c’est elle qui a décidé ! » Elle n’en dira pas plus. Fin de l’épisode.

La fugue a duré le temps d’une journée. Un aller-retour en Lorraine. Mon père n’en a jamais rien su. A son retour du boulot, le soir, elle était là, dans son silence empli de sourds reproches. Possible que ce jour-là, elle ait pris son pied avec l’homme de sa vie. Une dernière fois…puisqu’il était si heureux….possible qu’ils aient baisé dans un recoin du garage, ou bien dans la remise. Qu’elle se soit fabriqué un ultime fantasme avant de rejoindre ses pénates. Possible aussi qu’elle ait largement flippé le temps de sa grossesse ou bien, qu’elle ait secrètement rêvé porter en son sein le fruit de son amour défendu ? Mais je suis la maldonne…

Je comprends mieux maintenant pourquoi elle aime à raconter qu’à ma naissance aucun doute n’était permis au sujet de la paternité…Tout s’explique, rien ne me convainc. Lorsque je suis née, je ressemblais à un singe. Je n’ai pas eu droit au titre de guenon qui aurait au moins eu le mérite de désigner mon sexe féminin. Le sexe honnis ! Celui qui n’apporte que des soucis…. Ah ça ! je suis la fille de mon père, comme elle aimait à dire,  je n’ai rien d’une aryenne !

L’auweiss refusé jusqu’ici, je viens de l’acquérir et n’en tire aucune joie; simplement soulagée peut-être de n’avoir pas attendu en vain. De trouver une réponse qui renvoie à mille autres questions. Qu’elle vive dix, vingt, trente ans encore! J’en ai bel et bien fini d’attendre sa mort.


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