Elle a recopié une phrase de Nietzsche- lue dans Télé7jours- sur du papier à lettres ligné qu’elle utilise pour ses parties de Yam. Elle qui n’écrit jamais, l’a recopiée de sa sage écriture gothique et me la brandit fièrement, comme si elle résumait sa vie : « Mieux vaut vivre avec une mauvaise réputation qu’une mauvaise conscience » Son épitaphe en quelque sorte….
Le petit sourire ironique sur son visage indique qu’elle n’est pas dupe, ce message m’est adressé personnellement ; elle appréhende de découvrir les horreurs déballées à son sujet sans la moindre pudeur…..
Son déni de réalité s’illustre parfaitement dans cette citation revisitée. La phrase correcte qui n’aurait sûrement pas l’heur de lui plaire, si tant est qu’elle y comprenne quelque chose est : « Il est plus facile de s’arranger avec sa mauvaise conscience qu’avec sa mauvaise réputation. » Là, on y est ! Là je la reconnais !….
Waltraude s’est toujours efforcée de poser un mouchoir éternellement humide sur une conscience inexistante, annihilée depuis sa tendre enfance, alors que les nazis imposaient une loi indicible rarement mise en question par ses concitoyens. La guerre en tant que premier sujet tabou d’une existence en manque de sens. Son innocence y est passée. Personne ne savait. Point à la ligne. Mon hypothèse est lapidaire : ma mère, enfant de la guerre s’y croit encore. Tout ce qui importe c’est sauver sa peau. Elle endure tout, plie bravement, fait le gros dos en niant les dégâts collatéraux que constitue sa progéniture. Sous prétexte de bombardements intensifs, elle ne connaîtra jamais les affres des contractions utérines, prémices aux accouchements. Y aurait-il le moindre lien entre contractions et instinct maternel ?
Ma mère est un mystère aussi séduisant qu’attachant et elle maîtrise à la perfection cette partition originale pourvu qu’elle n’en joue qu’en duo. Sa phobie consistant à nous voir réunis se mute en allergie si par malheur ses deux filles sont présentes. Elle doit pourtant savoir que nous connaissons ces thèses négationnistes, que nous n’en faisons plus vraiment cas, mais cela la dérange. Elle ne nous supporte plus dès que nous nous entendons…
Sa cruauté candide représente le summum de sa personnalité. Ses contradictions deviennent une ironie dont il est désormais préférable de rire. Parmi ses seize petits enfants, trois seulement ont l’insigne honneur d’avoir pénétré son cœur gros. Son addiction aux larmes artificielles finit par nous faire rire…Enfin, je parle de nous, ses filles qui avons dû déployer des trésors d’imagination pour maintenir nos têtes hors de l’eau, malgré la manie maternelle de vouloir à tous prix nous couler avec elle dans le rôle de sous-femmes. Combien de fois nous sommes nous vues affublées d’outrageants qualificatifs sur notre condition ? La pire de toute : la vulgarité.
Nous avons passé notre vie à combattre ce moulin à vent invisible qu’elle nous imposait comme image nous collant à la peau. Parler trop fort, ou avec conviction, ce qui revient au même, est vulgaire. Fumer dans la rue : vulgaire ! Se maquiller les yeux ou arborer du rouge à lèvre écarlate : vulgaire ! Lorsqu’on a une bouche charnue comme la nôtre, cela s’apparenterait à un appel au viol. Idem pour les mini-jupes, les talons, les cheveux lâchés…. Les rires tonitruants ? Vulgaires ! Boire de l’alcool sans se cacher ou minauder ? Vulgaire ! La liste ne fait que s’allonger en se doublant d’une donnée nouvelle : « à votre âge !…. », juste histoire de pousser un peu plus le bouchon.
Malgré tout ça, en dépit de ses incessants sarcasmes ou à cause de sa méchanceté maquillée en pseudo naïveté, nous nous sommes tous efforcés d’édulcorer un peu de ses sempiternels soucis. Des cadeaux en tous genres, elle n’apprécie vraiment que les cartouches de cigarettes qu’elle fume mécaniquement, sans plaisir. Puisque, c’est entendu, le plaisir est vulgaire !
Nous l’avons fait voyager, lui envoyant des billets d’avion qu’elle n’accepte dans une moue et la seule perspective d’économiser quelques factures. A son départ, elle se plaint de n’avoir pas visité tel lieu touristique. Le précepte selon lequel, qui a souffert, profite doublement du présent ne vaut rien en ce qui la concerne. Qui a souffert, souffrira et basta !
Du plus loin que je me souvienne – et ma mémoire est une longue vue autant qu’un microscope – nous avons tout tenté pour adoucir le quotidien de cette femme blasée de tout, fatiguée de nous. Rien n’y a jamais fait et il est peut-être temps, même s’il est tard, d’admettre cette simple vérité d’incarner à ses yeux, les instruments de sa torture chérie. En cela, je suis certaine que nous lui sommes attachés. Plus nous nous acharnons et plus nous nous éloignons d’une reconnaissance que nous n’avons cessé d’attendre.
Invitée l’autre jour à une fête familiale organisée par un de mes frères, elle me l’a résumée au téléphone par un sarcastique : « c’était gentil… » Comprenez : elle s’y est ennuyée…. Sentence sans appel. A son âge, elle espérait sans doute qu’un chippendale surgisse du gâteau et lui dédie son numéro…allez savoir…..
A ma prochaine visite, je lui soumettrai, maintenant que je sais qu’elle prise les citations nietzschéennes, celle-ci : « Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde de pas devenir monstre soi-même. Si tu plonges longuement ton regard dans l’abîme, l’abîme finit par ancrer son regard en toi »
C’est peut-être une des raisons pour laquelle j’ai tant de difficultés à écrire Waltraude. Parce qu’à ce jeu d’équilibriste au dessus de ce gouffre, j’ai toujours peur d’y perdre un peu d’humanité.