Notes de l'isba (6)
RECOURS. - Une chance nous est donnée chaque matin de se refaire une jeunesse, et c’est vrai au moment où le jour se lève, on est frais et dispos, on fait de beaux projets, on en oublie les heures et c’est midi, on devient un peu plus lourd, et l’après-midi passe, on se tasse, on n’a plus vingt ans maintenant et ce qu’on voit se voit de moins en moins vu qu’on a la vue qui baisse, et de fait on baisse aussi et ce sera bientôt la fin du jour et la vieillesse mais on trouve que c’est trop tôt pour se coucher, donc on couche encore ça sur le papier…
VIATIQUE. – Je reçois une bonne lettre, ce matin, de notre Jean Ziegler national, qui me touche beaucoup : «Cher Jean-Louis, je viens de terminer la lecture de L’Enfant prodigue. C’est puissant et magnifique. Ta dialectique entre « moi l’un » et « moi l’autre » est formidablement efficace. Le poète et le léniniste…et tout cela dans un bonheur évident de vivre qu’on respire à chaque ligne. Ta langue est merveilleuse. J’aime aussi tes portraits – si sentis, inoubliables : Charles Ledru, Lesage – je les reconnais. Et puis les femmes : Ludmila, Galia, Merline, Lena. La beauté, la justesse de leurs portraits me fascinent. Reçois, cher Jean-Louis, ma vive, affectueuse amitié et ma profonde admiration ». Voilà qui fait du bien un lundi matin, même si ce fou de Jean attige la moindre en me taxant de « léniniste »…
ICI ET MAINTENANT. - J’aime bien rester couché durant ces toutes premières heures du jour, à lire et écrire. On est là comme un bœuf dans son œuf, au vrai travail naturel et fluide, précis et détendu, intense et vif, à fleur de pensée et à la pointe de son expression, à fleur de réel. Et du coup je me rappelle la réponse de Ludwig Hohl à la question de savoir ce qu’est le réel. Je ne trouve plus à l’instant la page des Notizen, mais je me rappelle la substance de l’observation, selon laquelle le réel est cette chambre-ci et pas une autre, dans cette lumière de ce matin, en ce moment précis – ce lieu de n’importe où qui me permet de vivre, de lire et d’écrire hors de toute sollicitation extérieure, pour être mieux perméable, précisément, à cet extérieur que je vais ressaisir et tâcher d’exprimer.
DE L’ATTENTION. - La grande question est celle de l’attention, à laquelle se greffe celle de la continuité et donc de l’assiduité. La phrase de Ramuz me revient, qui dit «laissez venir l’immensité des choses », mais un autre adage me poursuit, me rappelant que «qui trop embrasse mal étreint », et depuis tant de temps, disons dix-sept, dix-huit ans: trop de distraction, trop de distractions, trop d’éparpillement. Et le temps passe. Et de nouvelles sollicitations poussent à encore plus de dispersion, dont l’Internet est devenu le multiplicateur exponentiel. De là procède cependant notre effort, avec Philip Seelen, de moduler notre nébuleuse panoptique…
Image: Philip Seelen