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Les crocodiles des steppes mongoles

Publié le 17 juin 2011 par Didier T.
LES CROCODILES DES STEPPES MONGOLES
L'année dernière, j'ai écrit une histoire. Ce fut un drôle de voyage.
Un truc comme ça, on le fait le nez dans le guidon, quatorze heures par jour et sept jours sur sept pendant trois mois, avec quelqu'un, armé, qui vous surveille dans le dos. Après on laisse reposer, on récupère ses légumes... et on reprend quelques mois plus tard, à froid. Cette histoire, je l'ai proposée en lecture à des amis d'horizons et d'opinions très différents, mais tous dotés d'un puissant sens esthétique et d'une absence de complaisance. J'ai eu des retours très différents, assez contradictoires. Je suis un peu perdu, pour l'instant.Il y a des trucs qui ne vont pas dans cette histoire, mais jusqu'ici j'achoppe. Alors, si y'avait des volontaires qui voudraient jeter un œil dedans et me dire où ça merde selon eux, je dirais pas non. Me ménagez pas, dans ce domaine-là je suis invexable.La trame de ce récit est simple. La trajectoire de deux jumeaux qui furent esquintés dans leur enfance et qui ensuite poursuivent comme ils peuvent, jusqu'à la Justice en ce bas-monde.La structure est particulière. Elle peut dérouter, ou rebuter.C'est un truc obsessionnel, ça peut fatiguer.Pour donner une idée, je pose le leitmotiv du toccata.******

Jérôme attaquait sa troisième successive quand ça sonna à la porte. La tuile. Pas le moment de se faire déranger, quand on usine pour apporter un peu de Justice en ce bas-monde, en noble ascension du Magnifique retrouvé.

“Encore un empaffé de vendeur de légumes en gros, ou une bouzerie comme ça.”

Jérôme méprisa la sonnette. Ce pénible à valise d’échantillons sans intérêt se lassera, tentera d’imposer sa camelote au voisin de quatre-vingt neuf ans, le fils Rubino de la ‘quincaillerie Rubino & fils’, que dans le quartier on surnomme ‘Clint Rubino’, ou ‘Clint le Patriote’. Une figure locale, l’ami Clint. La quintessence de la paranoïa armée, munie de ses raisons. Il avait fait la guerre dans on ne sait plus trop quel pays de rizières, gaspillé trois ans de sa jeunesse dans un camp de prisonniers traités selon les usages orientaux. Quand on sonnait à son domicile, il ouvrait à peine sa porte, regard de vautour agonisant, entresortant le canon de son fusil de chasse, “il cherche sa gégène le niaquoué?”. Parfait pour inciter les représentants en inutilités hors de prix à affiner leur réflexion sur la logique de pénétration commerciale en milieu bourgeois, Clint Rubino. Jérôme regrettait juste de ne pas habiter la maison suivante.

Ça insista à la porte. De vraies sangsues, ces fourgueurs de bricoles dérisoires. Tout le monde doit manger, il paraît, pour ensuite pouvoir chier en paix en prenant mollement connaissance du degré d’énormités mensongères imprimées sans honte dans son journal préféré, mais quand même, ces démarcheurs, quels pirañas légalisés. À croire que s’acharner sur une sonnette leur fait gicler de l’amidon dans les sous-vêtements.

“Devraient suivre une thérapie ou autre arnaque du genre, ces pauvres insérés sociaux à petit fixe et pourcentage ridicule. Impossible d’avoir la paix chez soi, de nos jours, même dans une maison bourgeoise. Survie de cinglé, sur cette Terre qui va bientôt imploser. Tout citoyen responsable devrait laisser jour et nuit ses robinets ouverts à fond avec l’eau chaude au maximum... qu’elle disparaisse dans le siphon de l’Univers, cette mélasse de comme qui dirait ‘biodiversité’... qu’elle agonise la Mère Nature, et nous avec, qu’on trouve enfin la sérénité de l’âme en enfer. Et “allez en paix, mes fils”, comme disait l’Abbé Pévert, avant son incarcération.”

Dégoûté par cette sonnerie malvenue qui ne se calmait pas, Jérôme s’arrangea l’apparence, se plaqua les cheveux en arrière, exigeant de Nino:

— “Tu ne bouges pas et tu ne fais rien. Surtout, tu ne fais rien. Tu ne touches à rien. Tu restes debout à te tirer ce que tu veux. Tu attends que je revienne. Sans un bruit. Tout va bien se passer. D’accord?”, allumant une cigarette... claquement de Zippo, silence des profondeurs à l’intérieur de sa tête libérée des migraines. Le silence de la Justice en ce bas-monde.

Plus baveux que jamais, Nino, cul-nu à se tirer le pilichinelle, leva les yeux au ciel masqué par le plafond. Il répondit, toute petite voix de fillette craintive.

— “Oui oui oui oui ouiiiiiii, Jéjé. Tout va bien trépasser, oh! oh!”

Ça sonnait de pire en pire à la porte. Ce VRP méritait un coup de masse sur les parties, pour ne pas gâcher une balle dans la bouche. Façon Clint Rubino à l’Opéra de Nankin.

— “Et pas de fantaisie, Nino. Pas un bruit. C’est important. Je vire cet emmerdeur et je reviens. Si tu fais le Nino c’est fini pour nous, terminé ‘parafine la vie’ et bonjour la panade. Tu sais que le Social nous tolère par laxisme, de loin. Alors tu ne fais rien... pas de moumouches neuves, pas de sport dans le trou du caca, rien de rien. Tu fais le mort, comme Joe Dassin. C’est vital, pigé? Vi-tal. Pi-gé?”

— “Vittel. Piégé. Oui oui oui oui ouiiiiii, Jéjé. Rien rien rien rien. Ouiiiiiiii. Triangle rectangle enfonfonce, oh! oh! Gravillon gravillon, oh! oh!”

— “Voilà, tu as tout compris, triangle rectangle, gravillon. Gravillon de l’angoisse, même. Clint Rubino au restaurant chinois, pas un n’en réchappe. Alors pas bouger. Silence.”

— “Pas bougie silencieux, grosse Ninouille. Oui oui oui oui ouiiiiiii, Jéjé. Gravillon gravillon, oh! oh! Mon Moumou revenir manger croquittes ou double pas primées, oh! oh! Gentil, mon Moumou. Vouloir mon Moumou. On est bien, ici, hein? On est minable, c’est bien.”

— “Oui, ma Ninouille. On est minable, c’est bien. On est bien, ici. Calme-toi. Pas bouger. Gravillon. Vittel.”

— “Oui oui oui oui ouiiiiiii. Parafine, la vie. Triangle rectangle enfonfonce, oh! oh! Vouloir mon Moumou.”

Jérôme verrouilla la chambre d’ami où personne ne dort jamais. Il descendit ouvrir, espérant que l’insistance de ce quémandeur de pacotille n’avait pas incité la moitié de la rue à sortir regarder sur le trottoir, dans l’éternelle noble pratique du bon voisinage de proximité. Depuis la plainte déposée contre Nino cinq ans plus tôt, on ne pouvait plus se permettre de trop se faire remarquer dans le quartier. Question de standigne, et de survivance en collectivité locale.

Presque personne ne sonnait jamais chez eux, bon sang, à part ces marchands de saletés absurdes, et la femme du docteur, la gentille madame Mouffard, la factrice à grosses fesses molles, en décembre pour les calendriers de l’amitié.

“Quelle vérole, ces bonimenteurs.”

Huit jours plus tôt, Jérôme avait expulsé le précédent... un espèce de gringalet à grosses lunettes qui avait sonné un quart d’heure aussi, tout ça pour lui proposer de changer ses radiateurs à un prix présenté comme imbattable, ou autre pigeonnerie pour alzheimerien en fin de vie, escroquerie étalée sur trente-six mois soi-disant ‘sans frais’, les rapaces de petit temps qui s’attaquent de préférence aux bêtes affaiblies par les sournoiseries de l’existence. Et voilà que ça recommençait au pire moment, nom d’un chat... ce camelot se montrait aussi acharné que le trafiquant de radiateurs. Peut-être avait-il encore plus faim que son confrère de misère, à qui Jérôme avait mentalement souhaité ‘bonne chance’ quand il sonnerait chez l’ami Clint, vu qu’il était d’origine asiatique, le pauvre. Ces suceurs de comptes en banque se refilent les adresses entre-eux ou quoi? Pourtant pas le jour qu’on vienne essayer de leur refourguer une batterie de ‘casseroles garanties à vie’ ou autre chimère ménagère du même accabit, le genre d’affaire exceptionnelle qui part direct prendre la poussière à la cave. Alors tant pis, Jérôme ne pouvait laisser sonner à la porte toute la journée, c’était des coups à passer pour un irresponsable dans le voisinage, se subir encore des histoires superflues dont on n’avait vraiment pas besoin en sus, si l’on considère l’ensemble du dossier Köllier & Köllier.

“Conserve ton sang froid, Jérôme. Calme. Tu as tout prévu dans ton plan de crocodile des steppes mongoles. Tout, tout est verrouillé. Nino est briefé, il se tiendra, il chie de trouille en s’arrachant la peau de là où avant il avait possédé deux olives, oh! oh! Ne reste qu’à se débarrasser de ce baratineur à la manque et ce sera à nouveau parafine, la vie... pour toujours. Justice rendue en ce bas-monde. Alors reste calme, Jérôme. Tiens-toi droit dans tes charentaises, John Wayne à Fort Alamo. Respire, souris. Derrière ta porte, pas de monstre comme chez Frédéric-rac... pas d’adulte qui sait s’y prendre pour capturer les enfants avec leur consentement... pas d’Abbé Pévert... pas de doctoresse scientifique déontologique. Derrière la porte, tu trouveras juste un dileur de piscines gonflables, ou autres bouzeries vaguement culturelles. Tu es chez toi, Jérôme, dans ta maison bourgeoise, du bon côté de la haie, et tu possèdes encore un peu de marge avant la fosse commune. Tu es chez toi, propriétaire légitime. Tu peux te montrer fort, comme avant. Souviens-toi de la sécheresse du siècle, tout nu de bières, que tu as réussi à surmonter. N’oublie pas que tu dois protéger Nino du Social. Souviens-toi de Mamie dans le grenier, Papi en prison, Maman et papa comprimés dans la voiture. Alors affronte cette sonnette de rien du tout, comme à l’époque de la Meute. Tu n’as pas à avoir peur d’un commerçant itinérant, tu es chez toi. Souviens-toi que tu fus un chef d’orchestre d’exception qui n’a jamais perdu un gars, même dans les pires tempêtes sans fin. Souviens-toi des chorégraphies angéliques de l’autre côté du mur du terrain de sport, “c’est pas mauvais, les mecs”. Souviens-toi que de son vivant tu fus Jérôme le Magnifique, formateur de Pierrot le Démonte-Pneu, lui-même formateur du Lynx avant de se transformer en Pierre le Diplomate d’Envergure Nationale dans le consensusssss mesdames, quand toi tu t’enfonçais minable en Jéjé le Cassoce à servir du ‘menu ouvrier’ à ton épouse baveuse, édentée, difforme, altèrement discerné d’artiste, moumouches neuves, confiottefroumis pilichinelle, chaise percée, huile des frites, baume paisant, rhinoplastie du directeur de l’école et fugue en raie mineure. Souviens-toi des Arumbaya dans leurs séquoias, ces pauvres mecs repassés par le monde entier. Souviens-toi de Pierre le Diplomou qui t’a donné un document précolombien, pourchassé par une vieille pucelle aux allures de Saint-Just à deux balles. Serre la main de Corbororo, Jérôme, rends hommage à ses dix ans d’avance sur toi et tes lacunes d’inconscience. “Faifonhaire”... souviens-toi de Joséphine, monologue légitime, bac à passer, Dalton... la femme de ta vie dont tu es l’homme de sa vie, qui vient de partir mordre le futur à belles dents en pays frontalier. Il faut faire face, feu le Magnifique. On n’est pas des termaji, nous. Va voir à la porte. Et plus tard on reparlera de tout ça devant une bière, enfin chez nous, enfin tranquille. Tu es en enfer, Jérôme. Pire qu’en enfer, ancien angelot des ténèbres lumineuses, cheveux blonds dans le cou, sourire d’enfant de chœur, regard de conquérant. Fais face, Jéjé le Cassoce.”

Descendant les escaliers, gueulant “j’aaaaaaaaaaarrive, bondieu!”, Jérôme se souvint qu’il s’était senti plus à l’aise trois jours plus tôt, quand il avait pu passer quelques heures tout seul sans Nino, qui cuvait au lit. Quelques heures de liberté, à réfléchir... se souvenir... repenser à l’époque où il était encore de ce monde, sans migraines constantes... avec un ‘avenir possible’, comme on dit à la télé dans les émissions soporifiques. Trois jours plus tôt.

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Si quelqu'un est intéressé pour tenter la traversée, je lui transmets le peudeufeu.

[email protected]

Et si tout le monde s'en fout, je la remettrai dans ma guitare et j'irai me prendre une Leffe en regardant la mer, en me disant que j'ai fait ce que j'avais à faire. Reste des ajustages, que je trouverai.

Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu

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