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Une mort, une vie

Publié le 17 juin 2011 par Bloulou
Une mort, une vie

Comme tous les jours de la semaine, je me rendais à mon travail. C’était un matin ordinaire, gris et froid. J’écoutais les informations déversées par l’auto radio d’une oreille distraite, car peu avant, attablée devant mon petit déjeuner, je les avais déjà entendues. Les matins où cette rengaine m’ennuyait un peu trop, je changeais de station et m’évadais quelques minutes au son d’une musique endiablée… ou câline. Je m’arrêtai à un feu tout en pensant que, comme nous étions jeudi, la fin de la semaine approchait. Un bâillement à me décrocher la mâchoire m’aida à sortir de ma léthargie.

Tandis que j’attendais le passage du feu au vert, deux motards déboulèrent au milieu du carrefour, à grands coups de sifflets et de mouvements de bras impérieux, obligeant les voitures à s’arrêter ou à se pousser. Ils étaient suivis d’une ambulance où était inscrit : « urgence greffe ». Cette surréalité paralysa mes sens durant de longues secondes, comme si mon souffle était suspendu à ce convoi insolite. Là, devant moi, un organe venait d’être prélevé sur un corps où la mort encéphalique avait été constatée, et dans une salle d’opération, un malade attendait ce don du ciel qui allait peut-être le sauver. J’avais vu des émissions sur ce sujet, montrant l’incroyable course contre la montre, dès l’instant où un donneur potentiel était signalé. Dans la majorité des cas, les moyens de transports utilisés dans une telle situation étaient le transfert aérien, pour parer au plus rapide. Tout se passait bien souvent au-dessus de nos têtes, sans que notre vie en soit perturbée. Là, je n’étais plus une téléspectatrice confortablement installée dans son canapé, mais le témoin d’une scène où l’enjeu revêtait une tout autre dimension. Je vivais cette urgence avec mes tripes, imaginant qu’à l’intérieur, confiné dans un container hermétique, un rein, un foie, un pancréas, un cœur, ou un poumon,… partait vers une deuxième vie ! Des frissons parcoururent mon être tout entier. Des coups de klaxon énervés me ramenèrent très vite à la réalité. J’enclenchai la première et démarrai. Tout en roulant, j’attrapai mon sac à main et fouillai à la recherche de mon portefeuille. Quelque part au milieu de toutes les cartes de fidélité devait se nicher ma carte de donneur. A cette minute précise, elle prenait un sens profond auquel je n’avais jamais réfléchi aussi intensément. C’était justement à la suite d’une de ces émissions, où sensibilisée sur le moment, j’avais demandé ma carte. Quinze ans au moins que je la transportais partout avec moi ! A force de la chercher je tombai enfin dessus. Elle était cornée à deux endroits. Au dos, l’encre à moitié effacée, rendait les informations sur mon identité illisibles. Cependant, le plus important était inscrit en lettre d’imprimerie :

« Greffes d’organes

Carte de donneur

Désireux de sauver

Une vie et en cas d’accident

Mortel, je dis oui au

Prélèvement de mes organes. »

Je me garai à ma place habituelle et restai un moment songeuse, à triturer la carte. En apercevant Sylviane, une collègue, se diriger vers moi, je la rangeai prestement tout en me disant que désormais, je lui attribuerai une place d’honneur.

Toute la journée je fus hantée par cet événement. Je pensais à ces deux destins qui, par un incroyable concours de circonstance, allaient être liés l’un à l’autre pour toujours. Je vivais les affres de ces deux familles. D’un côté, des parents, un mari, une femme, un frère, une sœur, un fils, une fille, avait eu le courage de donner leur accord ou d’accepter tout simplement ce prélèvement ; et de l’autre, une famille pleine d’espoir faisait les cent pas dans une salle d’attente d’hôpital. Aujourd’hui l’espoir était permis. Pendant quelques heures la principale préoccupation de ces gens serait d’attendre le résultat de l’opération. Et, seulement après commencerait une toute autre attente, encore plus terrible, plus angoissante, celle de savoir si le greffon ne serait pas rejeté.

Je ne pouvais m’empêcher de mettre en parallèle ces deux histoires et imaginer ces inconnus dans leur quotidien. Entre les préparatifs d’un enterrement et l’espoir d’une vie nouvelle, seul le temps deviendrait un allié : pour les uns il finirait par apaiser un chagrin qui, pour le moment, dépassait l’entendement, et pour les autres il était un sursis dans l’acceptation du nouvel organe !

Je me demandais pourquoi la simple vue d’une ambulance et de deux motards traversant un carrefour, sirène hurlante, dans la grisaille du petit matin, me perturbait autant ? Cet incident me rappelait que je pouvais devenir un espoir pour d’autres vies s’il m’arrivait quelque chose ! Il était également le reflet d’une décision qui pouvait incomber à tout un chacun, à n’importe quel moment.

En pénétrant dans mon appartement à la fin de cette journée particulière, le téléphone se mit à sonner. Sans prendre le temps d’enlever mon manteau je décrochai. A l’autre bout, ma sœur aînée, Anna, paraissait fébrile :

- « Ah, enfin ! J’ai cru que je n’allais jamais réussir à te joindre. Je t’ai laissé des tas de messages sur ton portable ! »

- « Oh, mince ! C’est vrai, j’étais tellement ailleurs aujourd’hui que j’ai oublié de l’allumer… J’ai vu un drôle de truc ce matin et… »

- « Tu me raconteras ça plus tard… Je suis à l’hôpital de Pontoise et il faut que tu viennes de toute urgence… »

- « L’hôpital, mais… mais, pourquoi ? »

-« Papa a eu une grave crise cardiaque durant la nuit. Le médecin ne lui laissait que très peu de chance de survie, à moins de trouver un donneur aujourd’hui même ! »

Je me mis à trembler.

- « Papa ? Un donneur… Je… C’est incroyable !»

Anna poursuivit dans son impatience à tout me relater, tandis que je demeurais de plus en plus médusée.

- « …Oui, figure-toi qu’il y a eu un grave accident sur l’A15 au cours de la nuit. Il s’avère que l’un des passagers avait le même groupe sanguin que papa, et bien que mort, un cœur encore en parfait état… Je ne sais pas comment ils ont fait, mais le cœur du donneur est arrivé ce matin par ambulance, et papa a été aussitôt opéré… Maman m’a prévenue dans la matinée, et maintenant on n’attend plus que toi ! »

Marie-Laure Bigand - Nouvelle écrite en février 2007


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