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Annetta Luciani | La Corse, l’enfance

Publié le 20 juin 2011 par Angèle Paoli
Rubrique « Kallistè, la Corse, ma terre de mémoire »

LA CORSE, L’ENFANCE, par Annetta Luciani

   L’enfance, comme les lieux où elle s’ancre et dont elle se nourrit, l’enfance est-elle une réalité ? Sans doute. Mais sans doute n’est-elle aussi, comme ces lieux, qu’un mythe, à la fois fondateur et compensatoire, pour une identité qui continue de s’accomplir. Et d’abord, où commence l’enfance, et où s’achève-t-elle ? Elle constitue, ce me semble, cette période floue dont on définit mal les limites, et qui finit par englober toute une vie. Ainsi parle-t-on fréquemment de « petite enfance », puis de « grands enfants » ― et non, curieusement, de « grande enfance » ―, puis enfin de « retour en enfance ».

  D’aussi loin que je me souvienne, la Corse de mon enfance est merveilleuse, car elle est ce pays qui n’existe pas, mais dont on rêve qu’il pourrait exister, et qui existe peut-être quelque part ― forcément ailleurs.

   Elle est la terre promise qui éblouit, dans la bibliothèque parentale d’Aix-en-Provence, la petite fille qui dévore pêle-mêle Mérimée, Maupassant, Dumas, Hugo. « Une montagne dans la mer », un rocher sauvage, recouvert d’un maquis impénétrable peuplé de Colomba, de Matteo Falcone et de bandits d’honneur. Magique évasion qui façonne le souvenir de la fontaine des Quatre-Dauphins, en face du Monoprix où ma mère, émue par mes désirs de lecture, emplit un jour un chariot entier de livres de la Collection Blanche, parmi lesquels figurait Les Contes et Légendes de Corse, le souvenir des platanes le long de l’interminable Cours Mirabeau, et celui de la place où se dresse la statue de l’énigmatique Roi René.

  Elle est ensuite, au cours des longs étés passés au village paternel, sous les cerisiers du jardin, de la mi-juin au début d’octobre, l’univers de Pourrat, de Bosco, de Loti, tour à tour et tout ensemble Auvergne, Provence et Islande, Michel Strogoff et Ivanhoé... Envolées vers d'autres cieux, d’autres horizons plus lointains, que fixent dans le sang de la mémoire l’odeur des pommes dans le grand escalier, la saveur des figues et des pamplemousses du verger, le parfum inimitable des îles flottantes, dessert tant attendu sur lequel mammone dépose la traditionnelle feuille d’oranger, le son rassurant du merchione que l’on tire le soir, avant que ne commence le concert des crapauds dans le bassin.

  Rien n’est plus vivant, au fond, que le rêve, celui d’une île de tous les possibles, ouverte, et non enfermante. Rien n’existe avec autant de puissance, autant d’obstination, que la fiction et l’endroit où plongent ses racines, dans le fond inépuisable de l’imagination.
  Au cours des rites journaliers, le remplissage des bouteilles à la fontaine, les processions, les cloches de Pâques et le glas des enterrements, s’ébauche une création littéraire, l’architecture d’une œuvre en devenir.

  « Même si, écrit Rilke, vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez là votre esprit... » *

  Au fil du temps, la Corse, prolongeant et nourrissant cette enfance créatrice, s’est affirmée comme la nécessité d’écrire. À la fois synonyme d’exil et de retour, la Corse est le voyage même, mêlant constamment la douceur des retrouvailles à l’enthousiasme des découvertes, mélangeant les langues, les paysages, les livres. C’est la confection lente d’une nouvelle bibliothèque, la mienne, qui navigue entre les pays, dans les innombrables cartons de déménagement.

  Et voici qu’un matin la fenêtre s’ouvre, comme toujours à Sulia, sur la mer, provoquant l’envol des chauves-souris nichées entre les volets. Mes îles sont bien là : Elbe, Monte Cristo, Pianosa, allongée comme la récompense, pour l’œil et pour le cœur, d'une matinée sans brume. Et derrière, à l’Umbria, mes villages sont là aussi, au-dessus de la masse sombre des noisetiers, grimpant de San Nicolao jusqu’à Ribiola, Tribbiolu, Forci, Serra, puis redescendant jusqu’à Sainte-Lucie et Padulella tout en bas, d’où remonter encore par le même sentier qui forme une éternelle boucle. Villages-gradins, jalons de repos déposés sur le parcours de ma vie. Monter, descendre, remonter, redescendre. Partir et revenir, revenir et partir. Défaire et boucler les valises. Et mes livres aussi sont là. Ils ont suivi, ballotés de droite et de gauche, emballés, déballés, empilés sur des étagères de fortune, et puis, enfin, ils ont trouvé leur place. Ma bibliothèque au cœur de l’île, éclectique, disparate, jamais rangée et en perpétuel rangement.

  ― Avez-vous un rayon de littérature corse ?
  ― Oui, certainement.
  ― Avez-vous des livres sur l’enfance ?
  ― Oui, certainement.

  Mais, à peine prononcés ces mots ― la Corse, l’enfance ―, éclatent, se dispersent, repris, amplifiés et déformés par des milliers d’échos. Ils mettent les voiles. Ils refusent, comme on dit, d’« en rester là ». Ils font taire les évocations et jaillir le silence.

  Car l’écriture est-elle autre chose qu’une lutte permanente pour ne pas devenir adulte, pour échapper au sens ― le sens au sens restrictif du terme, le sens unique, absurde, sans autre issue que la mort de l’âme ? Pour ne pas devenir squelette, la Corse ne doit-elle pas demeurer ce pays toujours en vue mais, dirait Dhôtel, « où l’on n'arrive jamais », imprégné du mystère qui lie identité et intimité ?

  À l’élancement majestueux du clocher de l’église de San Nicolao, peuplée de chérubins aux chairs rondes et naïves, qui refusent avec moi de grandir, répond le parfum humble et moite des jeunes fougères, souples, lovées sur elles-mêmes en leur extrémité brune et duveteuse, en milliers de fœtus appliqués dans leur sommeil. Le lierre masque, le long des chemins, la sévérité des ruines. Il les revêt d’un vert tendre où s’oublie leur histoire, conférant au passé la forme vague d'un berceau. Le rythme de la marche fait fuir entre les herbes d’invisibles couleuvres, tandis que se bousculent, encore balbutiantes, les phrases neuves, et que s’organise un monde.

  « Une seule chose est nécessaire [insiste Rilke] : la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer durant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir. Être seul comme l’enfant est seul quand les grandes personnes vont et viennent, mêlées à des choses qui semblent grandes à l’enfant et importantes du seul fait que les grandes personnes s’en affairent et que l’enfant ne comprend rien à ce qu’elles font. » **

  Sur la route déserte de Sainte-Lucie, je retrouve partout ce regard d’enfant solitaire : il s’agit de sculpter les images, très vite, à l’instant où elles surgissent à la fois du paysage et de la mémoire.
  Figer cet endroit précis, dans ce creux de falaise qui réfléchit la chaleur du jour, où le matticciu s’effrite en une poudre scintillante. Cassée, la pierre s’effeuille comme les pages d’un livre magique.
  Retenir, dans ce fouillis de buissons agrippés au ravin, la silhouette ronde, presque parfaite, de l’arbousier que mon père se décide à couper, et qui fera office de sapin de Noël.
  Laisser en suspens, de l’autre côté, en direction de Cervione, l’entrée mystérieuse, toujours légèrement angoissante à la nuit tombée, des tunnels creusés grossièrement dans le roc.
  Garder jalousement, plus bas, la masse ondoyante du saule qui abritait la fontaine, et que des mains barbares ont coupé ― car le deuil fortifie et enracine la solitude.
  Mettre de côté, avec les jouets qui pourront servir, l’immense figuier disparu, les nids d’hirondelles pendus aux fenêtres, la cave aux chats.

  Conserver, enfin, ce qui anime tout cela, l’émotion des grands mouvements de foule attendus et inexpliqués, parmi lesquels surtout, Noël, où s’offre à nouveau à notre adoration l’éternel enfant Jésus, santon amoureusement entretenu au fil des ans, aux joues barbouillées par mes soins enfantins de pommade et de vernis à ongles, aux menottes fragiles, sans cesse brisées et recollées à la cire.

  Car c’est alors que l’œuvre ébauchée se dessine et prend son essor, lorsque tombent, à nouveau, les seuls mots capables d’engendrer, éternellement, la Vie : « Car le Verbe s’est fait chair : et il a habité parmi nous. »

Annetta Luciani
© Texte original Annetta Luciani

* Rainer-Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Grasset, Collection Les Cahiers rouges, 1984, page 22. Traduites de l’allemand par Bernard Grasset et Rainer Biemel.
** Rainer-Maria Rilke, op. cit., page 62.


Note d’AP : une version réduite et aménagée du texte ci-dessus a paru dans l’ouvrage collectif Une enfance corse, coédité en 2010 par les éditions Bleu autour et Colonna Édition (textes réunis par Jean-Pierre Castellani et Leïla Sebbar).


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