Thomas De Quincey, le virtuose du bizarre

Publié le 25 juin 2011 par Lauravanelcoytte

Le Point - Publié le 19/05/2011 à 19:40

L'écrivain Thomas De Quincey entre dans la Pléiade. Mais qui était vraiment l'auteur de "De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts" ?

 

Esprit curieux, Thomas de Quincey (portraituré par sir John Watson Gordon, vers 1845) est désormais publié en Pléiade. © DR

  • Par Marie-Sandrine Sgherri

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En France, Thomas De Quincey (1785-1859) est d'abord réputé pour avoir permis à Baudelaire de traduire génialement Les confessions d'un opiomane anglais. Et si, à ce haut fait s'ajoute la dévotion que ses fulgurances inspirèrent à Musset, Nerval, Huysmans, Poe, Kafka, Borges - et, même, à Michel Foucault qui fit quelques gammes sur De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts -, il apparaît que ledit De Quincey fut surtout un prétexte pour écrivain. Presque un faire-valoir posthume, ou un précurseur en paradis artificiels, illustre certes, mais peu lu, et en tout cas moins fameux que certains titres de ses livres. Son entrée dans la "Pléiade" saura-t-elle réparer cette injustice ? Rien n'est moins sûr.


L'homme, il est vrai, ne manquait pas de bizarrerie : érudit, de petite taille, dévoré de migraines faciales, précocement orphelin, il ne ressemblait en rien aux esthètes décadents qui, après sa mort, se réclameront de lui. C'était plutôt, si l'on en croit la chronique d'époque, un original, hippie avant l'heure, pourvu d'une admirable "mémoire inventive" (Borges) qui l'incitait à composer, au hasard des commandes, des ouvrages digressifs et très fantaisistes traitant aussi bien de Goethe ou des poètes lakistes que de La toilette des dames hébraïques. Ami de tous les mystères, inventeur d'une langue énigmatique (le "Ziph"), il affichait un goût si vif pour les cultures antiques qu'il aurait pu, dit-on, bavarder avec Cicéron ou haranguer en grec une foule athénienne. Il était aussi particulièrement cruel avec les hommes qu'il admirait : Wordsworth, Coleridge, et surtout Kant - auquel il réserva un essai désopilant - en firent les frais.

Dandy et paria

Sur le fond, De Quincey fut, avec une constance qui oblige, un anticartésien farouche : il tenait l'homme pour une simple conséquence des forces obscures qui, à son insu, le sculptent intérieurement. Il chérissait l'étrange et l'énigmatique, les sociétés secrètes (des esséniens aux francs-maçons), la "main invisible" des libéraux - qui, comme Ricardo ou Mill, affûtaient alors leurs concepts. Cet homme querelleur et ardent voulait, en autodidacte, forcer toutes les portes donnant sur la "vérité" : d'où son intérêt pour l'"art du rêve" ; pour le pavot, le laudanum, et les visions qu'ils procurent ; pour l'"inconscient" - son thème favori -, autour duquel il tourna avec l'obstination vaine d'un papillon préfreudien.

Il faut imaginer De Quincey au fil de sa pauvre vie : dandy et paria, jeté dix fois en prison pour dettes, ami des prostituées de Londres, parcheminé comme un mandarin, amateur de secrets, d'extases, de meurtres, de vierges, de soupirs ("Suspiria de profundis"). La veille de sa mort, persécuté par les créanciers, il était encore capable de dicter sans notes, "à la Suétone", une histoire de l'Empire romain. Et il concevait un "Traité de fidélité à soi-même" lorsqu'une dose excessive d'opium ("poison doux et chaste...") l'endormit à jamais. Il laisse une oeuvre de trente volumes (dont l'édition de la Pléiade n'offre qu'un aperçu) que seuls quelques amateurs de curiosa visitent encore. Comme l'on s'attarderait dans un grenier envahi de poussière enchantée et gothique.

Par Jean-Paul Enthoven

OEuvres, de Thomas De Quincey (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, édition établie sous la direction de Pascal Aquien, 1 814 p., 65 euros).

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