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Le Terminal

Publié le 28 juin 2011 par Sophielucide

new york 1er jour1 Le Terminal

On était au quatrième jour. J’avais quitté la réalité. Il ne restait rien. Je déambulais comme les autres dans ce hangar immense qui tremblait parfois sous l’effet d’un hurlement déchirant. Mais le silence finissait toujours par retomber.

Les regards apeurés s’échangeaient par hasard mais fuyaient inévitablement. Les visages n’en finissaient pas de se creuser. Il y avait toujours quelqu’un en larmes pour s’accrocher à ma manche.

Des hôtesses passaient en portant des plateaux remplis de bouteilles d’eau et de tasses de café. Je ne comprenais pas l’utilité de leur présence. Elles me tapaient sur les nerfs à vrai dire. Leur politesse contrefaite, le sourire aussi vide que le regard, elles ne m’inspiraient qu’un profond mépris. Je me demandais bien d’où venait cette haine contre ces pauvres filles qui n’exerçaient ce métier que pour remplir leur caddie et payer leurs factures. Mais rien ne semblait les atteindre. J’ai toujours détesté les hôtesses de l’air. Les stewards ont l’air plus humble…

Encore une journée à errer et jongler avec des pensées incongrues. A se poser des questions surréalistes pour ne pas affronter cette putain de réalité qui me revenait sans cesse avec la même violence. Tant que je ne l’aurai pas vue de mes propres yeux, je ne pourrais y croire. Mais il fallait se montrer patient. C’est ce que les psychologues répétaient comme des automates. Dépêchés par je ne sais quel ministère ou autre ambassade, ils étaient d’abord restés figés derrière les bureaux qu’on leur avait installés dans un coin, derrière un paravent. Quelle mascarade ! Après s’être consulté pendant des heures, admettant qu’il leur faudrait aller chercher eux-mêmes les clients, ils s’étaient timidement avancés, un porte-document en guise de bouclier. Allez-vous faire foutre ! Les réactions s’étaient avérées plus ou moins identiques. Alors ils avaient rejoint leur planque au fond du hangar.

Tous les regards étaient suspendus aux allers et venues incessants des légistes, avec leur masque qui ne cachait rien de l’horreur qu’ils vivaient depuis plus de quatre-vingts heures. J’en profitais pour régler ma montre, tapotant son cadran de ma énième cigarette. On nous avait accordé cette tolérance-là, on avait même à peu près tous les droits subitement. Quoi que nous fassions, nous avions toujours droit au même regard de commisération. J’avais assisté, depuis mon arrivée, à une bonne dizaine de crises de nerfs, autant d’évanouissements, et même une crise d’épilepsie. Je vivais un enfer renouvelé qui me laissait comme spectateur de moi-même. Je me voyais faire les cents pas, fumer, boire. Je m’emmurais dans le silence, comme les autres. Tout se passait comme si un accord tacite nous forçait à faire front. Ou alors était-ce une manière de nous rassurer, nous encourager. Pour moi, c’était plus simple, je n’y croyais toujours pas et j’attendais qu’on m’annonce une erreur. « Acceptez nos excuses, monsieur Klein, votre épouse n’était pas à bord ; elle ne fait pas partie des victimes, vous pouvez rentrer chez vous à présent » C’est ça que j’attendais et c’est ce que je leur demandais : vérifier, vérifier encore.

Je remarquais tout de même qu’on était moins nombreux aujourd’hui ; les autres préféraient maintenant le hall plus confortable de l’hôtel ; des navettes effectuaient le parcours d’environ dix minutes à la moindre demande. On nous assistait, on nous préparait, on nous maternait presque. C’était insupportable. Dès le premier jour, l’annonce entendue à la radio avait précédé l’appel angoissé de la compagnie suivi de celui de l’ambassade puis la famille, les amis, les connaissances, le concierge s’y étaient mis. J’avais l’oreille en feu, la gorge en flammes, le cœur au bord des larmes, mais j’essayais de garder le contrôle tant qu’on ne me fournirait pas des preuves tangibles de cette farce morbide. J’avais fait le voyage d’une traite, prenant un malin plaisir à rouler trop vite. Au premier contrôle des gendarmes j’avais raconté de manière assez neutre cette catastrophe nationale qui me concernait et je m’étais fait escorter, non sans qu’ils m’aient bizarrement salué, la main en écran sur le casque. J’avais grimacé pour ne pas leur éclater de rire au nez. Et je les avais suivis, à fond, le pied collé sur la pédale de l’accélérateur. Au même moment, à la radio était passée sa chanson préférée « Che sera, sera », ce qui m’avait fait pleurer. C’était le premier signe envoyé, je commençais doucement de croire à l’innommable. Tout cela serait donc vrai ?

Les deux jours qui suivirent furent si pénibles qu’ils ont tendance à s’évanouir d’eux-mêmes dans le magma infâme d’une mémoire aléatoire. Tous ces visages avilis par la peur, le désespoir, les larmes qui ne finissent jamais d’en faire naître d’autres. Je n’aurais jamais cru possible qu’on puisse pleurer autant ; elles viennent d’où ces larmes, elles se créent comment ? Rapidement, on était tombé dans le glauque le plus pitoyable ; des hommes nous avaient distribué des formulaires à remplir concernant les marques de reconnaissance de nos proches : tout signe particulier devait être consigné: tâche de naissance, grains de beauté, cicatrices, ainsi que les vêtements, bijoux. On nous avait demandé les coordonnées du dentiste attitré afin qu’il leur envoie la dernière radiographie dentaire effectuée. J’étais resté un instant prostré devant le questionnaire. La beauté n’a rien de particulier, comment la décrire ? J’avais fait de mon mieux néanmoins et quelques heures après cette épreuve on était venu me chercher pour les premières identifications. Je remarquais qu’il n’y avait là que des hommes avec moi. Comme si nous étions génétiquement préparés à ce genre d’horreur.

Les victimes reposaient sur des lits de camps alignés recouverts de draps. On faisait dépasser du linceul une main baguée, un pied bracelé, on découvrait un nombril orné d’un piercing… C’était juste l’horreur. Je me rendis compte que les corps étaient regroupés par sexe, chevelure et ces putains de signes particuliers. Derrière un autre paravent, d’autres corps dont il ne restait que des morceaux qu’il faudrait recomposer.

On était au quatrième jour. A force de dodeliner de la tête, et murmurer « non » à longueur de journées interminables, j’avais un début de torticolis. Selon toute logique, je devrais aujourd’hui toucher l’indicible. Je m’y préparais sans y croire vraiment jusqu’au moment où on m’apporta un plateau métallique sur lequel gisait son sac à main, celui la même que je lui avais offert pour son anniversaire quelques semaines auparavant. En l’ouvrant, une lettre et une photo s’échappèrent en même temps. La photo, c’était moi. Avec un grand sourire. Il manquait juste l’autre moitié, on l’avait découpée. Elle avait déjà disparu. La lettre m’était adressée aussi. « Christian, je te quitte… »

Je n’ai pas eu la force de lire la suite.

à suivre…


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