Françoise Dargent
13/02/2008 | Mise à jour : 17:57
Un mystérieux roman signé M. Donnadieu, publié en 1941, intrigue les passionnés de l'auteur de «L'Amant». L'écrivain Dominique Noguez, qui a trouvé l'ouvrage chez un bouquiniste, soutient que Marguerite Duras aurait pu l'écrire, pendant la guerre, à des fins alimentaires. Qu'en pensent les spécialistes? Voici l'étonnante histoire d'un roman en quête d'auteur
La traque a duré dix ans. Une décennie est le temps qu'il a fallu à l'écrivain Dominique Noguez pour mettre la main sur un roman au parfum d'inédit, peut-être un ouvrage de jeunesse de Marguerite Duras. Lorsqu'il tombe, il y a deux ans, sur une mise en vente sur Internet de ce livre signé M. Donnadieu dont un ami lui a déjà parlé en 1996, Dominique Noguez n'hésite pas une seconde. Il pense alors tenir enfin l'un de ces fameux romans de gare que Marguerite Duras aurait écrit pendant la guerre. Nous sommes en 2006. Noguez passe commande. Quelques jours plus tard, il rend visite au libraire de livres anciens tenant boutique près du marché d'Aligre à Paris. Le roman l'attend sous la forme d'un petit volume sans prétention de 195 pages imprimées, à la couverture jaunie. Son titre écrit à l'encre verte, Heures chaudes, et plus encore cette lettre, M. devant Donnadieu, imprimée comme une promesse d'énigme à résoudre, relancent d'emblée la curiosité de l'acquéreur. «Je l'ai payé 25 €. Au vendeur qui s'étonnait, j'ai dit que Donnadieu était le vrai nom de Marguerite Duras. Il a fait une drôle de tête», se souvient Dominique Noguez.
L'écrivain a pris un plaisir évident à raconter comme une farce cette aventure dans le dernier numéro de La Revue littéraire (n° 33). Il rapporte comment il a endossé l'habit de détective littéraire et comment il s'est laissé prendre au jeu, traquant les indices dans cet ouvrage publié en 1941 par «Les Livres nouveaux», éditeur parisien qui périclita peu de temps après. «Une colonne pour et une colonne contre. J'ai fait très simplement en prenant des notes tout au long de la lecture. À la fin, j'ai été surpris de constater que les deux colonnes étaient égales.»
Une certaine météorologie des passions
Les indices tombés dans l'escarcelle de la colonne durassienne sont débusqués par un fin connaisseur. On doit notamment à cet auteur féru de cinéma expérimental un recueil intitulé Duras Marguerite (Flammarion) dans lequel est passée au crible son œuvre littéraire et cinématographique. Dominique Noguez croit d'emblée reconnaître la patte de l'auteur de L'Amant dans le titre qui laisse présager du climat de l'histoire. Dans le tableau, cet indice signale un auteur sensible à une certaine « météorologie de la passion». Tout devient possible. La citation apposée sur la couverture est ainsi directement portée au bénéfice de la colonne des «pour». «Vous saurez qu'en ce pays on ne voit guère d'amours médiocres. Toutes les passions y sont démesurées. » Cette épigraphe de Racine pourrait avoir été écrite par Marguerite Duras.
Dominique Noguez se replonge dans les biographies pour ferrer sa «romancière des amours extrêmes». Celle de Laure Adler le conforte: l'auteur y rappelle que Duras fréquentait assidûment la Comédie-Française, qu'elle aimait plus que tout le tragédien. Devenue cinéaste, ne citera-t-elle pas Bérénice comme une source d'inspiration pour son court-métrage Césarée? Las, le miracle Racine ne dépasse pourtant pas la couverture et c'est finalement du côté de Delly que Noguez se range après avoir lu cette histoire d'amour triangulaire. Pourquoi Delly? Parce que son livre Magali «a joué un rôle capital dans ma jeunesse. C'était le plus beau/le seul que j'eusse lu…» a écrit un jour Marguerite Duras.
Pour Noguez, l'indice est à prendre en considération. Il repasse l'intrigue d'Heures chaudes à la moulinette durassienne. Mona, l'héroïne, serait Magali qui attise la passion de Pierre pourtant fiancé à Lucienne Vadier. Dans la foulée, il continue à noircir la colonne des « pour » : Pierre est bien le prénom du frère de Marguerite, Lucienne Vadier a bien les mêmes initiales que Lol. V et le tout se passe bien à Sète comme certaines scènes du Marin de Gibraltar. Opiniâtre, il tient jusqu'à la fin, jusqu'à la dernière phrase du roman où l'auteur chute sur une tournure durassienne, un « sans réaction aucune » très littéraire qui ponctue le roman et ferme victorieusement la colonne des «pour».
Dans la balance des «pour» et des «contre»
À ce stade, notre détective devrait donc sauter de joie et rendre la nouvelle publique: Heures chaudes a de fortes chances d'être un roman caché de Marguerite Duras. Mais la colonne des «contre» est là, rappelant à un lecteur qui se serait emballé que quelques indices, aussi troublants soient-ils, ne sont pas suffisants pour clore l'enquête. D'autant quela colonne des «contre» clignote à côté des «pour» comme une alarme à incendie. Il y a d'abord l'avalanche des clichés et des poncifs relevés dans le style, les références littéraires qui, passé Racine, ne mentionnent que des écrivains oubliables. Il y a enfin ce petit côté machiste qui plane sur l'œuvre avec un amant malheureux fustigeant «la femme éternelle menteuse». Marguerite Duras, misogyne primaire? La chose est si difficile à croire qu'elle en devient décourageante.
L'affaire aurait pu s'arrêter là si Dominique Noguez n'avait pas décidé de jouer avec cette découverte. En 2007, il décide de faire une conférence lors des journées Duras à l'abbaye d'Ardenne, au siège de l'Imec (Institut pour la mémoire de l'édition contemporaine). Il affronte là un public de spécialistes, forcément alléchés par la perspective de découvrir un inédit de la grande romancière. Certains se souviennent de cette phrase lue dans le recueil Outside (Albin Michel) : «Il y a eu aussi tous ces romans que nous avons faits pendant la guerre, une bande de jeunes, jamais retrouvés non plus, écrits pour acheter du beurre au marché noir, des cigarettes, du café.» Alimentaire mon cher Noguez ! chuchote le fantôme de Duras à l'oreille du détective qui conclut pourtant devant l'auditoire dépité que M. pourrait être aussi bien Marcel, Maurice ou Marius. Mais quel que soit son prénom, ce ou cette Donnadieu-là a aujourd'hui rejoint Marguerite Duras à l'abbaye d'Ardenne. Admirateur trompé mais pas rancunier, Dominique Noguez a en effet versé les photocopies d'Heures chaudes à l'Imec.