En lisant Julien Gracq [II]

Publié le 28 juin 2011 par Voilacestdit


Dans le Rivage des Syrtes, Julien Gracq nous entraîne dans un étonnant, envoûtant voyage initiatique - qui raconte la fin d'un monde, un monde voué au vide, celui de notre civilisation occidentale ; en même temps qu'il nous projette vers notre avenir.

Mais l'avenir n'est pas, n'est plus l'objet d'un projet ; la civilisation se meurt. L'avenir est saisi par Julien Gracq sous la forme d'un ténébreux pressentiment, qui se tapit au creux d'une indéfinissable et morne attente qui imprègne, imbibe le récit, comme une éponge gorgée d'eau.
Ce roman est tout du long le lent récit d'une attente d'un événement qui semble n'arriver jamais mais qui est toujours présent dans les esprits. Julien Gracq nous disait [précédent billet] avoir cherché dans ce roman "à libérer par distillation un élément volatil, l' 'esprit-de-l'Histoire', au sens où on parle d'esprit-de-vin, et à le raffiner suffisamment pour qu'il pût s'enflammer au contact de l'imagination."
Comment s'isole, se distille cet élément volatil ? Julien Gracq procède par touches successives, concentriques, avançant par petites étapes vers le coeur de l'imperçu, sans "hausser le ton" : Gracq   évoque "la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l'orage", orage annoncé, préparé "par une longue torpeur imperçue"...
L'événement vers quoi tend le récit de Gracq se ramasse dans une une conjonction catastrophique, où l'énergie, d'abord éparse, puis augmentée, et concentrée, à la fin "se décharge dans un immense éclair" [Le Rivage des Syrtes, éd. José Corti, p.199]. Tel est le "sortilège embusqué" dans l'Histoire, qu'on s'y laisse prendre comme l'oiseau dans les rets du filet ; filet jeté sur le monde.
Et nous voilà, nous lecteurs, attardés dans les rets d'une interminable attente - surprenante approche de ce qui nous arrive maintenant. Le pressentiment gracquien nous restitue confusément le sentiment que les choses ont un temps "tenu en suspens" -alors que tout allait très vite ... "Quand le souvenir me ramène - en soulevant pour un moment le voile de cauchemar qui monte pour moi du rougeoiement de ma patrie détruite - à cette veille où tant de choses ont tenu en suspens, la fascination s'exerce encore de l'étonnante, de l'enivrante vitesse mentale  qui semblait à ce moment pour moi brûler les secondes et les minutes..." [id.]
Le héros du Rivage des Syrtes, Aldo, est un jeune patricien de la Seigneurie d'Orsenna - une sorte de Palerme sur le déclin - qui rompt avec la vie de ses pairs et se fait envoyer au loin, "sur le front des Syrtes", aux marches de la Seigneurie. Il y découvrira une guerre oubliée, face à un ennemi invisible, mais présent au-delà de la mer, d'autant plus redoutable qu'imaginé, le Farghestan. Là-bas, dans sa garnison de bout du monde, éloigné, séparé des siens, va commencer une interminable veille, face au vide de la mer - vide fascinant qui l'attire irrésistiblement - jusqu'à lui faire enfreindre les consignes imposées par le capitaine Marino, qui commande la "forteresse ruineuse" de l'Amirauté.
La province des Syrtes a une capitale, Maremma  - "Venise des Syrtes", charriant  dans ses eaux décomposées les images de sa splendeur déchue. Aldo y retrouve Vanessa Aldobrandi, héritière d'une famille d'aventuriers et de traîtres, qui va l'emmener dans l'île de Vezzano, d'où elle lui fera voir le volcan Tängri, qui domine le Farghestan.
"Le souvenir que je garde de cette traversée, confie Aldo, est celui de ces jours de plénitude où la flamme chaude de joie qui brûle en nous dévore et résume en elle paisiblement toutes choses, semble s'allumer, comme au foyer d'une immense lentille, à la seule transparence du ciel et de la mer" [id. p.144]. Vezzano paraît soudain. "C'était une sorte d'iceberg rocheux, rongé de toutes parts et coupé en grands pans effondrés avivés par les vagues. Le rocher jaillissait à pic de la mer, presque irréel dans l'étincellement de sa cuirasse blanche, léger sur l'horizon comme un voilier sous ses tours de toile..." [id. p.145]
Aldo et Vanessa débarquent seuls sur l'île. Vanessa conduit Aldo sur le sommet d'une colline... La nuit tombe. Aldo veut rentrer : " - Il se fait tard. Viens. Rentrons. - Non, pas encore. Tu as vu ? ...
D'un seul coup, comme une eau lentement saturée, le ciel de jour avait viré au ciel lunaire ; l'horizon devenait une muraille laiteuse et opaque qui tournait au violet au-dessus de la mer encore faiblement miroitante. Traversé d'un pressentiment brusque, je reportais alors mes yeux vers le singulier nuage. Et, tout à coup, je vis.
Une montagne sortait de la mer, maintenant distinctement visible sur le fond assombri du ciel. Un cône blanc et  neigeux, flottant comme un lever de lune au-dessus d'un léger voile mauve qui le décollait de l'horizon, pareil, dans son isolement et sa pureté de neige, et dans le jaillissement de sa symétrie parfaite, à ces phares diamantés qui se lèvent au seuil des mers glaciales...
Il était là. Sa lumière froide rayonnait comme une source de silence, comme une virginité déserte et étoilée.
- C'est le Tängri, dit Vanessa..." [Id. p.150-151]
Au prix d'une trangression des règles établies par le capitaine Marino, qui interdisait de dépasser certaines limites côtières, entraîné par la femme, Aldo a vu ; il a vu le volcan Tängri qui domine le mystérieux Farghestan. Il y retournera comme aimanté - amant, aimant - mais la "croisière" de reconnaissance sera stoppée net : au moment de "toucher" le Tängri, la route est barrée par trois coups de canons, qui ramènent le héros dans le réel. L'ennemi est bien là, de l'autre côté de la mer.
On n'en saura pas beaucoup plus du destin d'Aldo. L'acte devient événement. Le Redoutable commandé par Aldo fait demi-tour. Le capitaine Marino aura disparu, accident ou suicide, dans les fonds vaseux de la lagune. Le processus enclenché aboutit à la guerre, la catastrophe redoutée sera advenue - qui conduira à la destruction d'Orsenna.
Le secret de Julien Gracq ? C'est un secret d'alchimiste, un secret de maître pour libérer par distillation l' élément volatil de l'esprit-de-l'Histoire, et le raffiner suffisamment pour qu'il puisse s'enflammer au contact de l'imagination. Tout y participe, la puissance des évocations, la maîtrise du récit, la beauté de la phrase,  l'alchimie du verbe [Rimbaud], qui nous emportent dans ce monde en suspens, le nôtre.