PARTAGE
Comme il fait froid ce soir !
Le soleil, à peine visible en ce jour, se couche derrière un rideau d’argent.
Les Esprits, frileux, semblent impatients de se réunir pour écouter le conte du soir.
Je tente de les faire patienter, mais ils insistent. Alors je cède.
J’allume la lampe du confiturier, juste pour réchauffer un peu l’atmosphère et je déplie le plaid. C’est la ruée, tout le monde se précipite, se colle à moi en ronronnant, en patounnant. J’ai même droit ce soir au regard du chat Peauté de Shrek, je suis vaincue. Mais comme c’est bon de perdre ainsi.
Le livre est là, bien sage, il n’attend que ma main pour m’inventer de nouvelles histoires.
Car il faut tout de même que je vous dise sa particularité, il n’est pas écrit comme les autres livres, bien édités une fois pour toutes. Non !
Ce livre-là, improvise en fonction de ce que je pense et de ce que souhaitent les Esprits. Les mots apparaissent sur la page, révélés par une sorte de typographe enchanteur et invisible qui adapte les histoires à nos humeurs, ainsi ne sommes nous jamais déçus.
Ce livre, c’est un peu de nous et beaucoup de nos rêves.
Lorsque les câlins d’ouverture de séance sont terminés, je le prends.
Je ferme les yeux, je fais corps avec lui, quelques pages tournent et le hasard fait le reste.
Un coquelicot
Feu dans la nuit
Phare pour rêveurs égarés
Papillon de l’ombre
Quelques volutes noires
Mais aucune ténèbre
Œuvre d’art
Rouge porte rêve
Sublimation de la matière
Le sang de la vie
Monte une fumée bleue
L’esprit s’égare
Les mots s’effacent
Un rêve
Ce n’était qu’un rêve
Le silence s’installe.
Tout semble apaisé, le froid a fait place à une douce chaleur.
Qu’il est bon de ne plus bouger, de rester ainsi entre veille et sommeil.
Le temps s’est effacé, l’ombre du soir commence à nous entourer.
Au loin une porte claque, les Esprits sursautent. Ils détestent le bruit.
Je les rassure, un peu déçue de cette interruption intempestive qui met un terme à notre divagation.
Je leur dis :
« ce n’est rien, reprenons notre histoire ».
Je tourne une page, une lumière nous aveugle,
Elle crie sa joie sur les herbes,
Déploie avec fierté des langues rutilantes
Langues de miel bordant un cœur volcanique
Tout n’est que vie chez elle
Tout n’est que passion
Calendula
S’écrie la fleur
Calendula
Reprennent les herbes
Je calme vos blessures
Je me donne
Totalement pour vous aider
Favorite des herboristes
Je suis indispensable du jardin
On dit aussi que je suis belle
Pourquoi donc m’appelez-vous Souci ?
Je crois voir briller une larme dans le regard des Esprits.
Une minuscule cigale, fait alors son apparition sur la page.
Elle chante :
Fleur à la robe de soleil,
Calendula ne pleure pas
Fleur à la robe de soleil
Ta beauté ensorcelle le petit peuple du jardin
Calendula, des fées tu es la reine
Calendula
Fleur à la robe de soleil »
Un Esprit me lèche la main, c’est râpeux et désagréable, mais c’est sa manière à lui de me faire partager son émotion. Je crois entendre murmurer :
« Calendula, c’est un joli nom ».
Une musique de vibrisses et de chants d’oiseaux s’élève du coin de la page en vis-à-vis.
Un chemin, bordé d’herbes folles, s’y enfonce vers des bois
Je sens la douceur de la terre sous mes pieds
Des fougères s’inclinent
Tout est paisible ici
Si paisible
J’ai envie de m’y installer
Je ferme les yeux
J’écoute
Je n’ai plus envie de parler
Le silence me murmure des mots sans importance, de ces mots qui ne veulent rien dire mais qui révèlent une vérité cachée, quelque part, sans doute au fond de soi.
Les Esprits sont endormis.
Il est tard
Le livre reste ouvert
Il est si bien sur mes genoux
J’ai la flemme de tirer les rideaux ce soir
La nuit attendra
Je ne veux pas aller dormir.
©Adamante