Si les grands convoyages de 3000 ou 5000 bêtes sur plusieurs semaines ont cessé d'exister au siècle dernier, aujourd'hui encore les propriétaires de bétail sont amenés à déplacer leurs bêtes lors des transhumances de printemps et d'automne. Pour les amateurs de la vie de cow-boy et de grands espaces, quel plus beau rêve que de se joindre à un vrai convoyage aux Etats-Unis ?
Le bout du monde se mérite : après 14 heures de vol, les lumières de Las Vegas déchirent la nuit et avec neuf heures de décalage horaire le sommeil tardera à venir. Le lendemain il faudra encore environ six heures pour arriver au ranch ; la route nous fait traverser des paysages inouïs, kaléidoscopes de rouges, ocres, blancs, de forêts aux couleurs de l'été indien et de coulées de basalte noire. Un régal pour les yeux et au bout d'une piste au nom évocateur "Hells Back Bone", la cheminée réchauffe le salon d'un ranch en rondins.
La semaine dernière un premier groupe a rassemblé les bêtes éparpillées dans la forêt où elles passent l'été. Pendant le week-end elles ont été descendues au corral en ville, marquées et vaccinées. A nous d'entrer dans l'arène pour poursuivre ce déplacement.
Lundi 7h00, un petit déjeuner copieux d'œufs brouillés, saucisses et toasts nous donne les forces nécessaires pour affronter une journée qui s'annonce longue. Direction le corral où Bob, notre hôte, n'hésitera pas dans l'attribution à chacun de la monture lui convenant le mieux. Le temps de régler nos étriers, glisser le pique-nique de midi dans les fontes, nous voilà en selle. Conscients de la responsabilité qui nous est confiée par cette famille de l'Utah, une dernière crainte nous serre le coeur au moment de démarrer : et si nous n'étions pas à la hauteur ?
Ecoutant les conseils de Bob et de Rémy, l'accompagnateur de Western Horizon, nous nous déployons afin d'assurer un large couloir de progression aux vaches. On ouvre les portes du corral et les bêtes s'élancent trop heureuses de sortir ; la plupart savent très bien ce qu'on attend d'elles, certaines entament ce trajet pour la 14ème année consécutive.
Dans l'ensemble le travail est assez simple : garder ses distances, ne surtout pas brusquer les bêtes, ne pas couper le troupeau, partir devant pour bloquer les routes ou chemins de traverse... et admirer le paysage, extraordinaire en cette saison automnale. Bien que nous soyons fin octobre, le soleil est chaud et pas un nuage ne trouble le bleu du ciel. Nous sommes dix francophones, bien plus de monde qu'il n'en faut pour les 80 vaches que nous devons accompagner ; les occasions d'aller explorer le paysage au-delà de la route ne manqueront pas, une sorte de roulement se met naturellement en place afin d'assurer une présence continue auprès du bétail.
A 13h00 nous nous arrêtons pour un déjeuner bien mérité. Le plus gros du troupeau profite de cette halte pour aller se reposer à l'ombre des genévriers. Aux Etats-Unis, le "lunch" est rapide et moins d'une heure plus tard nous remontons en selle. Il s'agit maintenant de regrouper toutes les vaches. Nous voilà partis suivant les traces fraîches dans le sable pour débusquer le moindre animal. Malgré l'absence de traces, je gravis une colline afin de prendre de la hauteur et m'assurer qu'aucune bête n'est allée plus loin. Cela ne plaît que moyennement à ma jument qui se met à hennir se sentant abandonnée par le groupe, elle ne fera cependant rien pour essayer de le rejoindre.
Le cheminement se poursuit et nous attaquons Long Canyon, dont le nom colle à la réalité : 9 miles de roche rouge verticale de part et d'autre de la route et d'un wash[1]. Les couleurs sont étonnantes dans le chaud soleil de l'après-midi et de début de soirée. La nuit tombe vite en cette saison, à 18h30 on n'y voit plus grand-chose. Le trailer ne peut porter "que" six chevaux à la fois. Il faudra faire deux voyages pour rentrer au ranch. Les plus fatigués se dévoueront pour faire partie du premier retour, tandis que cinq valeureux cavaliers accompagneront le troupeau jusqu'au bout du canyon de l'autre côté de la barrière à bétail[2] l'empêchant ainsi de faire demi-tour pendant la nuit.
Arrivés au ranch, Sioux, l'épouse de Bob, nous propose un café et nous nous installons sur le porche de leur maison pour admirer les derniers rayons de soleil sur la vallée et discutant de cette première expérience de la vie de cow-boy. Après une bonne douche, je prépare mes affaires pour les jours à venir : nous allons bivouaquer les deux prochaines nuits. Inutile de prévoir trop de choses, les conditions seront rustiques. Le deuxième groupe arrive enfin, fatigué, mais ravi d'avoir poursuivi sa route si tard et si loin. Après le dîner, personne ne traîne, le décalage horaire ajouté à une journée à cheval nous pousse tous à aller nous coucher de bonne heure. Nous nous sommes vite adaptés au rythme de la campagne, debout à l'aube, couchés peu après le soleil.
Le lendemain, on ne chôme pas. Bob est parti de bonne heure avec les premiers chevaux et nous le croisons sur la route alors qu'il revient chercher le reste de nos montures. Au pied de la route, les chevaux impassibles nous attendent, les rênes passées en simple nœud mort autour d'une branche. Ceux dont les montures sont sur place montent en selle et partent regrouper les bêtes qui se sont quelque peu disséminées pendant la nuit. Quant aux autres nous entamons une partie de pétanque avec des cailloux plus ou moins ronds...
Une fois nos montures récupérées nous rattrapons assez vite le reste du groupe. Le rythme de progression s'est ralenti. Les petits veaux commencent à fatiguer et leurs mères les attendent, la colonne s'étale en longueur. Le paysage a également changé, les grandes roches rondes ont fait place à de vastes prairies de buissons de sauge. L'odeur qui s'en dégage quand nous les écrasons est fabuleuse. Bob nous rejoint alors que le soleil s'est déjà couché : "courage, plus qu'un mile". Environ une demi-heure après il nous annonce, "c'est bon plus qu'un mile". Nous lui faisons remarquer que c'est ce qu'il nous a déjà dit il y a un moment, "j'ai menti" nous lance-t-il amusé. Il fait nuit noire quand nous arrivons au bivouac, nous entrons les bêtes dans le corral et dessellons nos chevaux tant bien que mal dans l'obscurité.
Après avoir monté nos tentes à la frontale, nous profitons de la chaleur de l'immense feu de bois. Le dîner est exquis (poulet à la crème et aux champignons, petites pommes de terre, haricots verts, brownie), mais l'humidité de la nuit nous poussera à nous réfugier assez rapidement sous les tentes. Sioux nous suggère de ne rien laisser dehors à cause de la rosée et Bob de rétorquer qu'il n'y aura pas de rosée... juste du givre...
Il avait raison le bougre, nos tentes sont blanches au petit matin. Cathy qui était déjà là la semaine dernière nous fait remarquer qu'il faut regarder Bob le matin. En fonction de la tenue qu'il met (chemise hawaïenne ou parka) on connaît la météo pour la journée. Nous profitons du corral pour séparer les vaches qui ne nous appartiennent pas, leur propriétaire viendra les récupérer en camion.
Après une pause au point d'eau pour laisser boire les bêtes nous voilà repartis pour une nouvelle journée. Nous traversons en ligne droite quelques dernières collines et nous voilà à présent sur une piste bordée d'arbres, essentiellement des genévriers. Dans le lot, beaucoup d'arbres morts dont les branches noircies font penser à des bras de corail desséché. Ici le climat est relativement désertique, l'absence de pluie permet à ces arbres de ne pas pourrir et de rester debout des milliers d'années, fournissant aux campeurs que nous sommes un accès facile à du bois sec pour nos feux. Plus loin la piste s'ouvre et le paysage nous écrase de son gigantisme. La roche règne en maître, les arbres se font plus rares, d'immenses falaises de roche rouge créent des cathédrales autour de nous ; au fond, les washs offrent des pistes de sable propices au galop. Nous nous arrêtons pour un déjeuner tardif tandis que Sioux et Rémy poussent les bêtes jusqu'au point d'eau. Assis sur une souche ou un rocher, nous nous délectons d'un chili bien épicé et nous laissons l'espace nous envahir, confortés dans notre sentiment de vivre une autre époque, même si nos bols sont en carton et non en émail.
Au bout de 42 miles couverts en trois jours, nous voilà au corral des "moodies". Les vaches se sont éparpillées dans le wash, nous les y abandonnons. Elles doivent encore être poussées plus loin mais notre tâche de demain consistera à faire demi-tour et récupérer celles que nous avons perdues en cours de route. Plus de 30 vaches nous ont faussé compagnie, le métier de cow-boy ça ne s'improvise pas... En fonction de ses affinités, chacun met à profit les deux heures de jour qu'il reste pour ramasser du bois, aller faire une balade à cheval (sans vaches !), chercher du bois pétrifié, tenir son journal ou aller se cacher au fond d'un canyon pour faire une toilette bien méritée à base de lingettes.
Nous sommes aux portes du désert, la nuit sera fraîche mais sèche ; d'ailleurs Bob a laissé son blouson sur la table, c'est un signe !
Au petit matin, la bonne odeur du petit déjeuner nous fait sortir des duvets malgré la fraîcheur matinale. Bob nous propose une séance de tir, impitoyable sur les règles de sécurité, il nous prête son colt 45. Pas de fanfaronnerie dans la possession d'une arme dans ces parages. Il faut pouvoir à tout moment se défendre contre un lion des montagnes ou abréger les souffrances d'une bête mortellement blessée. Certains se révèleront fins tireurs, je justifierais mes mauvais résultats par l'oubli de mes lunettes au ranch, donnez-moi plutôt un lasso... Mis en appétit, nous attaquons à belles dents une pièce de boeuf qui n'avait pas eu le temps de finir de cuire hier soir. Steak et café au petit déjeuner, aucune trace de civilisation alentour, les éperons qui tintent aux pieds de chacun, ici rien n'a changé depuis les premiers colons, et difficile de croire que demain les machines à sous de Las Vegas sonneront de nouveau à nos oreilles.
La dernière journée sera le point d'orgue de la liberté que nous avons connue depuis le début. Divisés en petits groupes en fonction des groupes de vaches retrouvés, nous assumons l'entière responsabilité des bêtes qui nous sont confiées. Pour ma part, je me retrouverai aux côtés de Rémy à courser une vache et deux veaux bien décidés à ne pas rejoindre le groupe. Et ma jument me montre une nouvelle fois tout son talent de cheval de travail. Les vaches ayant choisi le pire des chemins, nous voilà à gravir de véritables marches de près d'un mètre au milieu des arbres et des roches qui s'éboulent sous nos pieds, plus loin il faudra piquer des galops pour les arrêter dans de nouvelles tentatives d'évasion et s'arrêter net pour leur bloquer la route
Bob est parti récupérer les groupes descendus vers les moodies, quant à nous nous reprenons la route en sens inverse, direction le ranch, en profitant pour pousser trois vaches qui n'ont rien à faire dans ces terrains et doivent repasser de l'autre côté de la clôture à bétail. Nous poursuivrons tard dans la soirée. Le temps que Bob ramène le groupe au ranch et vienne nous récupérer nous assisterons à un dernier coucher de soleil magique et à l'apparition des premières étoiles si imposantes dans ce ciel limpide. C'est presque à regret que nous apercevons enfin les phares du trailer, l'aventure est terminée. Adieu veaux, vaches, désert... le retour à la civilisation sera bien difficile.
Novembre 2005
Encadrés
Un animal étrange
Natif de l'ouest américain, le Jackalope (Lepus-temperamentalus) est l'un des animaux les plus rares au monde. Fruit du croisement du daim-pygmé, race aujourd'hui éteinte, et d'une espèce dite "lièvre tueur", le Jackalope est un animal très craintif et difficile à apercevoir. On raconte que l'on peut traire son lait quand il dort la nuit sur le dos. Ce lait a des vertus médicinales et peut être utilisé pour guérir d'innombrables maladies. Les cow-boys locaux sauront vous indiquer les endroits où vous serez susceptible de les apercevoir. Il convient cependant de rester prudent car ces créatures sont agressives et imprévisibles, il est conseillé de ne jamais les provoquer.
NB. Toute ressemblance avec le dahu français ne serait pas forcément une coïncidence...
L'Utah, un "dry state"
Quand on dit que l'Utah est un "dry" state (état sec), on ne parle pas seulement des niveaux de précipitations. Même si effectivement cet état est relativement désertique, le terme s'applique en fait à l'interdiction de vente d'alcool. L'Utah est le pays des mormons, or l'église de Jésus des Saints des Derniers Jours interdit à ses ouailles l'alcool, le café et le thé. Bien sûr on trouve du café et du thé sans aucune difficulté, par contre il n'en est pas de même pour l'alcool qui n'est vendu que dans les "liquor stores", des magasins d'état bien spécifiques. Alors un conseil, si voulez déguster une petite bière après votre journée à cheval, pensez à faire vos courses dans un état voisin avant d'arriver !
La transhumance dans le détail
Si l'on associe bien souvent les convoyages au simple déplacement du bétail, l'opération couvre en fait des activités plus nombreuses et surtout sur une période bien plus longue que les deux semaines décrites dans cet article.
Les vaches passent le printemps et l'été dans la montagne sur une surface représentant plusieurs centaines d'hectares. Dès le début du mois d'octobre, les cow-boys montent dans la forêt pour repérer les animaux et commencer à les regrouper. Les bêtes sont ensuite rassemblées (cela peut prendre plusieurs jours) et descendues en ville. A ce stade, on descend tout le bétail trouvé dans la montagne, sans tenir compte des propriétaires. Une fois en ville, les bêtes sont regroupées dans le corral municipal où elles sont vaccinées, marquées et séparées. Parfois deux propriétaires peuvent décider de laisser leur bétail ensemble pour faire une partie de la route. Les bêtes seront ensuite séparées en fonction des terrains de pâture se trouvant plus loin.
Le bétail de Bob est descendu dans une zone de canyons appelée les "moodies". Sur place, les bêtes sont reparties en petits groupes et dispersées dans différents canyons après vérification des points d'eau et du sel. Si nécessaire des pains de sel et de protéines seront apportés. Dans les semaines qui suivent, les cow-boys passeront régulièrement sur la route pour repérer d'éventuelles bêtes qui se seraient égarées ou cachées durant le convoyage afin de les emmener à destination (parquées dans de corral le plus proche elles seront généralement descendues en camion pour gagner du temps).
Durant tout l'hiver, les cow-boys descendront, souvent en famille le temps du week-end, pour s'assurer du bien-être des animaux (points d'eau, sel, maladies...). Fin mars, la même opération reprendra... dans le sens inverse.
A vous de jouer !
Pour vous joindre vous aussi à un convoyage de bétail aux Etats-Unis, contactez Western Horizon, www.westernhorizonorganisation.com ou l'Agence du Voyage à cheval : www.agenceduvoyageacheval.com
[1] Un wash est une sorte de lit de rivière créé par les "flash floods", ces torrents d'eau et boue dévastateurs qui s'écoulent lors des tempêtes, le sol étant trop dur et sec pour absorber l'eau.
[2] Les barrières à bétail sont des fossés creusés sur les routes et recouverts de poutres métalliques dont la largeur et l'écart entre elles empêchent les animaux de passer.