Voici l'étonnante histoire de Paul Grappe, alias Suzanne Landgard: un déserteur de la Grande Guerre devenu travesti avant d'être tué par sa femme...
C'est l'histoire d'un homme qui ne s'est jamais remis de ne plus être une femme. Il s'appelait Paul Grappe. Il ne voulait pas faire la guerre, la Grande, celle des tranchées, du casse-pipe. Après avoir tenté de se mutiler l'index, le caporal Grappe déserte en 1915.
Pour échapper à la justice, il se travestit en femme, avec le soutien amoureux de la sienne, Louise. Commence alors une nouvelle vie pour le Parisien Paul Grappe/Suzanne Landgard, alias Suzy. Prostitution, échangisme, partouzes. Le tout accompagné par la mode des garçonnes, ces femmes aux cheveux courts qui firent tourner les têtes dans les années 1920.
On comprend mieux pourquoi on a appelé cette période les Années folles...
Suzy au bois de Boulogne, Suzy et les lesbiennes, Suzy fait du parachute à Vincennes... Et, toujours, Louise qui fait bouillir la marmite tout en participant aux effusions de son monsieur-madame. Sur sa demande, elle accepte même de prendre un amant puis d'héberger sa maîtresse au domicile conjugal.
Paul Grappe en 1925 Suzanne (Paul travesti) en 1925
[(c)Archives Nationales - Fonds Maurice Garçon]
Après un court exil en Espagne, le couple se réinstalle à Paris en 1922. Entre 1923 et 1925, la période la plus chaude de ses activités nocturnes, Paul tient son journal intime, très intime. De tout cela, nous n'aurions sans doute rien su s'il n'y avait eu la loi d'amnistie de 1925. Après dix ans d'une existence débridée, Suzanne redevient Paul. Mais il lui manque quelque chose. Quelque chose qu'il remplace par l'alcool. Cinq litres de vin par jour!
Dans leur petit appartement du 20ème arrondissement, les insultes sont fréquentes; les coups aussi. Les voisins sont incommodés, la concierge observe, mais chacun se garde bien d'intervenir dans ces violences privées hypocritement évacuées d'un «Cela ne nous regarde pas». Chaque soir, Paul rentre saoul et frappe Louise. Elle part un temps avec le fameux amant, puis revient, enceinte de Paul junior, en 1925.
La vie continue ainsi, entre brutalité et misère, jusqu'à cette nuit du 21 juillet 1928. Protégeant son enfant malade, que le père veut aussi frapper, Louise saisit un revolver et tire ; Paul est mortellement atteint. Trois semaines plus tard, Paul junior meurt d'une méningite turberculeuse à l'âge de 2 ans et 8 mois. Après un procès retentissant, Louise est acquittée en 1929.
Paul, sa femme Louise et leur bébé en 1926
[(c)Archives Nationales - Fonds Maurice Garçon]
Ce fait divers fit la une des journaux. Fabrice Virgili et Danièle Voldman racontent fort bien ce drôle de drame d'une drôle de dame en expliquant ce qu'il nous dit de l'époque, de la face cachée des Années folles: «L'histoire hors du commun de Paul et de Louise peut se lire de bien des manières selon que l'on privilégie l'étude de la guerre de 1914, celle du genre, des violences conjugales, des rapports amoureux ou de la justice dans les années 1930.»
Dans cette atmosphère digne du «Violette Nozière» de Chabrol, les auteurs montrent en quoi l'histoire particulière de ce couple d'ouvriers parisiens éclaire un pan du fonctionnement de la société française de l'entre-deux-guerres. En toile de fond, 14-18 bien sûr:
«C'est la guerre qui a mis Paul hors jeu et l'a orienté vers un chemin au bout duquel se trouvait la mort. C'est elle aussi qui l'a enfoncé dans une névrose douloureuse. Elle enfin qui a été l'occasion de lui révéler une bisexualité que rien, dans les documents à notre disposition, ne laissait présumer.»
Six mois après son acquittement, Louise épousa un ouvrier tourneur du nom de Jean-Marie Machin ce qui fait dire aux historiens qu'«après avoir été l'épouse d'un ivrogne nommé Grappe, un temps célèbre sous le nom de Jolie Suzie, elle devint la femme d'un inconnu nommé Machin» ... Louise est morte à l'hôpital Sainte-Anne en 1981, à près de 90 ans.
Grâce à l'habileté de son avocat, Maurice Garçon, le souvenir de cette tragédie fut transformé.
Du passé de Louise, on oublia son soutien à un déserteur, l'échangisme, l'adultère. Elle ne transgressait plus les règles comme Violette Nozière, qui tua son père, ou les soeurs Papin, qui trucidèrent leurs patronnes. Par un subtil retournement moral, la meurtrière devint la victime: «Une belle affaire, qui restaurait l'ordre des familles et donnait bonne conscience à tous ceux que son désordre antérieur n'avait pas vraiment gênés.» Chabrol aurait adoré...
Laurent Lemire
«La Garçonne et l'Assassin: histoire de Louise et de Paul, déserteur travesti, dans le Paris des Années folles», par Fabrice Virgili et Danièle Voldman,
Payot, 170 p., 16 euros.
Source: "le Nouvel Observateur" du 9 juin 2011.