Beethoven n'a pas composé de Lettre à Elise

Publié le 10 juillet 2011 par Lauravanelcoytte

Mots clés : Lettre à Elise, Beethoven

Alain Duault
08/07/2011 | Mise à jour : 14:39

LES PETITES HISTOIRES DE LA GRANDE MUSIQUE - En 1810, le compositeur installé à Vienne écrit, en pensant à une certaine Thérèse Malfatti, une Bagatelle en la mineur. Mais par quel mystère cette brève oeuvre pour piano est-elle devenue, un demi-siècle plus tard, la célèbre Lettre à Elise ?

Enfoncé dans un gros pardessus de drap noir, des bottes crottées et avachies traînant sur le pavé, son chapeau écrasé sur ses cheveux en bataille, il marche lentement, lourdement, dans les rues de Vienne, désertes à cette heure tardive. Il s'arrête par instants, se tient aux murs, semble chercher dans l'obscurité épaisse quelque chose qu'il ne distingue pas. Il a dans la tête comme une masse cotonneuse, pesante. Cet homme qui erre dans la ville silencieuse en cherchant les remparts qu'il ne retrouve pas au milieu de cette nuit, c'est Ludwig van Beethoven. Nous sommes en mai 1810: il a 40 ans. Depuis quelques années, il est enfermé dans ce brouillard intérieur d'une surdité qui empire. Pourtant, il sait comme personne voir dans le ciel rayé de nuages ces figures qui inspirent sa musique. Car ce qu'il n'entend pas, il sait le faire résonner dans les symphonies qu'il compose et qui étonnent déjà ceux qui les découvrent. Cet homme-là a des mondes en lui. Et ces mondes se nouent, se conjuguent, s'embrasent.

Mais alors qu'il vient de composer sa cinquième symphonie, avec ces si fameuses quatre notes qui l'ouvrent (po po po pom) et dont il explique qu'elles représentent les coups du destin («Ainsi frappe le destin à la porte», écrit-il en réponse à son ami Schindler qui l'interrogeait sur leur signification), cet homme que nous suivons cette nuit-là, errant dans les rues de Vienne, est un homme malheureux.


En 1809, désespéré de ne pas parvenir à vivre comme il le voudrait dans cette ville qui lui paraît trop frivole pour entendre ce qu'il a de si fort à crier, Beethoven est prêt à quitter Vienne. Une jeune femme, Maria Erdödy, pourtant à demi paralysée et régulièrement rompue par des états dépressifs, sait le retenir, non par quelque manœuvre amoureuse, mais en convainquant trois mécènes de faire en sorte que Beethoven puisse vivre débarrassé de tout souci matériel. Ce sont trois jeunes mélomanes riches: le prince Lobkowitz, son beau-frère le prince Kinsky, et l'archiduc Rodolphe. Poussés par elle, ils rédigent un document officiel par lequel ils s'engagent à verser à Beethoven une rente annuelle de 4000 florins. En échange, le compositeur demeurera à Vienne pour y exercer son art. Est-ce suffisant pour rendre Beethoven heureux? Evidemment pas, mais assez pour lui permettre de se lancer activement dans son cinquième concerto pour piano... au moment où s'activent les prépar.tifs de la mobilisation d'une nouvelle guerre contre la France. Beethoven note d'ailleurs en marge des esquisses de son concerto: «Chant de triomphe pour le combat! Attaque! Victoire!» Cette victoire espérée l'exalte mais n'apaise pas tous ses tourments. Singulièrement ses tourments amoureux.

Toute sa vie, il rêvera d'un «amour conjugal»

Les relations de Beethoven avec les femmes ont toujours été compliquées : quelques années plus tôt, son amour pour Joséphine de Brunswick semble s'accommoder de la mort du mari de celle-ci mais la jeune femme s'éloigne pourtant. Maria Erdödy, elle aussi, après avoir obtenu qu'il demeure à Vienne, rompt avec celui pour lequel elle a œuvré et qui a un temps habité chez elle (mais pas avec elle) avant de regagner cette maison sur les remparts que lui a trouvée, en 1804, son ami Ries. Mais cette maison qui jouit d'une très belle vue sur la campagne viennoise va être secouée par l'offensive française: en cinq jours, du 19 au 23 avril 1809, Napoléon a chassé les Autrichiens de Bavière. Il marche rapidement sur Vienne et, le 11 mai, ordonne à son artillerie de bombarder la ville. Beethoven, la tête labourée par les bruits du canon, qu'il ne perçoit que comme un grondement obstiné mais lancinant, se réfugie dans une cave chez son frère en se couvrant la tête de coussins. Le 13 mai, l'armée française, 120.000 hommes, occupe Vienne. Les vivres manquent bientôt. Beethoven se sent confiné dans cette ville dont il aime tant habituellement s'échapper pour respirer la nature. Un jour qu'il se risque à une courte promenade et prend des notes sur son carnet, il est arrêté quelques heures: on le soupçonne d'espionnage ! Pour comble de malheur, Napoléon ayant décidé de détruire les remparts de la ville, ses pauvres oreilles malades doivent encore subir les grondements des mines sous ses fenêtres ! Les mois qui suivent le laissent démuni, à tous les sens du terme : les princes ne lui versent plus sa rente. Pourtant, au milieu des ruines et du malheur, alors qu'il a du mal à composer quoi que ce soit et que la disette lui fait écrire à son éditeur, début janvier 1810, qu'«il n'y a plus de pain mangeable», il rêve toujours d'attacher à sa vie une femme qui représentera pour lui cet «amour conjugal» qu'il a mis en musique dans son Fidelio. Bientôt surgira dans sa vie Bettina Brentano, la jeune amie de Goethe, messagère du romantisme.

Mais, auparavant, il va s'exalter pour une jeune femme pleine d'un réel charme, pimenté par une sorte de gaieté d'oiseau.

Sœur d'Anna Malfatti, la fiancée d'un de ses amis, par l'intermédiaire de qui il l'a rencontrée, cette jeune aristocrate de 18 ans, née en 1792, s'appelle Thérèse Malfatti von Rohrenbach zu Dezza. A peine Beethoven la voit-il qu'il en tombe amoureux. Il lui écrit, il soigne sa tenue quand il sait qu'il va la rencontrer, il emprunte même un miroir ! Mais cette jeune fille, qu'un pastel anonyme de l'époque nous montre comme une jolie brune frisée au regard profond, coiffée d'un large chapeau de paille, les oreilles ornées de deux magnifiques perles en forme de poire, s'amuse sans doute de ce regard que Beethoven fait peser sur elle. Sans plus. D'ailleurs, un instant lucide, il lui écrit qu'elle est «volage» et «traite tout dans la vie si légèrement». Peut-être celle qu'un tableau d'époque nous montre en robe blanche, assise au pianoforte au milieu du cercle de famille, est-elle un instant intéressée par le compositeur et virtuose, dont la réputation à Vienne n'a cessé de grandir. D'ailleurs, il pousse son avantage à travers la musique : «N'oubliez pas le piano, et en général la musique prise dans son ensemble. Vous y avez un si beau talent, pourquoi ne pas le cultiver tout à fait?» Il semble aussi qu'il compose pour elle - ou à tout le moins est-il inspiré par elle : «Quelle différence aurez-vous sentie entre la façon de traiter le thème que j'avais trouvé l'autre soir et la manière dont je vous l'ai écrit dernièrement?» Il lui parle sans doute beaucoup, elle sourit, pépie, rit, bat des mains, tourne sur elle-même avec légèreté pour dévoiler ses chevilles en pouffant et déjà Beethoven s'enflamme... Lui a-t-elle laissé entrevoir la possibilité de l'aimer? A-t-elle appuyé quelques regards avec une coquetterie propre à allu mer un incendie dans le cœur d'étoupe de Beethoven? Sans doute puisque, sans plus hésiter, en mai 1810, le compositeur s'en va faire sa demande en mariage au père, Jacob Malfatti von Rohrenbach - qui n'est que d'un an seulement l'aîné de Beethoven. Pourtant, ce n'est pas tant la différence d'âge, point extraordinaire à l'époque, qui motive le refus - elle épousera d'ailleurs six ans plus tard Wilhelm von Drossdik, un noble autrichien qui n'a qu'un an de moins que Beethoven -, mais tout simplement le fait que ni elle ni son père n'entrevoient l'utilité de ce mariage. Lorsque sa demande est repoussée, Beethoven se sent «précipité des régions de la plus haute extase dans une chute profonde». Le rêveur qu'il est se montre fragile comme un cristal qui vibre sous le doigt et peut se briser: «Je ne peux donc chercher un point d'appui qu'au plus profond, au plus intime de mon être; ainsi, à l'extérieur il n'y en a absolument aucun pour moi. Non, rien que des blessures pour moi dans l'amitié et les sentiments du même genre. Qu'il en soit ainsi, pour toi, pauvre Beethoven, il n'y a pour toi aucun bonheur de l'extérieur, c'est toi qui dois te créer tout en toi-même; seulement dans le monde idéal tu trouveras des amis.» Déchirante profes sion de foi romantique en même temps qu'affirmation douloureuse d'un échec qui le rejette dans la solitude. Il ne lui reste qu'à boire, à creuser en lui, à errer la nuit pour retrouver sa maison, à composer pour vivre une autre vie.

Tout cela n'aurait été qu'une étape de plus dans les difficiles relations de Beethoven avec les femmes si cette Thérèse Malfatti n'avait fait que ce passage météorique dans sa vie. Mais elle y a aussi imprimé sa marque à travers une œuvre pour piano brève qui demeure aujourd'hui une des plus célèbres du compositeur, même si elle n'a été publiée qu'après sa mort: c'est la Bagatelle en la mineur, plus connue sous la dénomination (qui n'est évidemment pas de Beethoven) de Lettre à Elise. Quel rapport avec Thérèse Malfatti ? Il semble avéré que c'est à l'intention de la jeune Thérèse que Beethoven a composé cette pièce souple et fluide dont le thème annonce le style de Chopin (qui naît d'ailleurs cette même année 1810...). Cette Bagatelle est demeurée dans une liasse de ses manuscrits jusqu'à la mort du compositeur, en 1827.

Aurait-elle eu le même succès si elle s'était appelée la «Lettre à Thérèse»?

Ce n'est qu'en 1865 que le musicologue Ludwig Nohl, qui l'a découverte, décide de la publier. Mais le document est en mauvais état et sa lecture est difficile. Ludwig Nohl se concentre sur la musique, qu'il restitue, avant d'observer la dédicace manuscrite: il lit «für»,c'est-à-dire pour, puis un prénom dont il distingue bien les deux dernières lettres «se», sans parvenir à déchiffrer le début, sorte de pâté d'encre dont même l'analyse à la loupe ne montre rien de clair. Ludwig Nohl a peut-être une cousine ou une nièce qui répond au doux prénom d'Elise avec se à la fin... Toujours est-il qu'il fait imprimer für Elise quand il publie cette Bagatelle deux ans plus tard, en 1867. Le succès de cette charmante mélodie est fulgurant et la simplicité de son exécution telle qu'elle fait bientôt fureur dans les salons. Il faut donc lui trouver un nom. Elle est dédiée à Elise? Va donc pour la Lettre à Elise. Aurait-elle eu le même succès si elle s'était appelée la Lettre à Thérèse?

Reste que si Beethoven n'a jamais écrit de lettre à Elise, il n'en a pas moins composé une fort jolie mélodie en souvenir d'une jeune fille qu'il a peut-être aimée ou cru aimer et qui ainsi, sous son faux prénom, demeure à jamais dans la mémoire des mélomanes. Et ce, sans qu'elle l'ait sans doute jamais entendue: Thérèse mourut en 1851, seize ans avant la publication de cette Lettre à Elise.

http://www.lefigaro.fr/musique/2011/07/08/03006-20110708A...