Magazine Ulysse | | 04.07.11 | 17h28 • Mis à jour le 04.07.11 | 17h28
La ligne des Hirondelles relie le Bas et le Haut-Jura, de Dole à Saint-Claude.CLAIRE COUSIN
Le regard rivé à la fenêtre, Christiane attend le clou du spectacle. Montée en gare de Morez, elle ne veut surtout pas manquer la traversée des viaducs, quand le TER qui relie Dole à Saint- Claude, en Franche-Comté, jaillit de la montagne et semble se lancer dans le vide, comme perché entre ciel et terre.
Véritable prouesse technique construite à la fin du XIXe siècle, cette ligne de chemin de fer offre une découverte passionnante des paysages comme de l'histoire de la région. Et se bat pour ne pas rater le train de la modernité. Vestige de la splendeur passée, quand l'économie franc-comtoise florissante battait au rythme des gestes précis des diamantaires, des horlogers, des tourneurs sur bois et autres artisans d'exception, la ligne des Hirondelles a entamé une reconversion réussie en intégrant officiellement en 2003 le prestigieux club des trains touristiques de la SNCF.
Il faut dire qu'avec ses 36 tunnels et ses 18 viaducs, ce parcours de 123 km attire, du monde entier, amateurs d'ouvrages d'art et de panoramas époustouflants, dont la beauté demeure invisible aux automobilistes. Ces passagers d'un jour côtoient les lycéens qui empruntent quotidiennement la ligne.
Ils partagent les wagons avec ceux qui, comme Christiane, vont “faire les boutiques et se promener un peu” à Saint- Claude, la capitale de la pipe. Mais ils croisent aussi les fans de VTT, les skieurs qui, l'hiver, rejoignent la station des Rousses ou encore les adeptes de vols en montgolfière. Nicolas, technicien chez Peugeot à Montbéliard, fait partie de ceux-là. Mais aujourd'hui, il a laissé son engin volant chez lui et, assis dans le train pour Saint-Claude où il va récupérer sa nouvelle voiture, en profite pour regarder par la vitre défiler les reliefs de sa région natale, à ses yeux “la plus belle de France”.
Chaque année, de plus en plus de visiteurs viennent tout exprès faire le voyage en compagnie d'un guide. A l'origine de cette initiative, Jean-Pierre Cuinet, retraité bénévole, consacre une partie de son temps libre à accompagner les touristes le temps d'une visite commentée à bord de ce TER pas comme les autres. Quand un jour de 1974, ce Jurassien de naissance se voit obliger de prendre le train après avoir cassé sa voiture, il n'a aucune idée du coup de foudre qui l'attend. Au bout de deux heures et demie de trajet, il est bel et bien conquis par la ligne des Hirondelles. Depuis, il se montre incollable sur les anecdotes qui émaillent la vie de ce petit tortillard devenu une attraction touristique. Mais pas seulement.
Ses rames ont en effet plus d'un atout sous leurs roues : grâce à sa déclivité de 22 millimètres par mètre, la rampe de Mesnay, l'une des plus rudes du réseau français, sert de zone de test et d'homologation à tout nouveau matériel ferroviaire : du TGV Atlantique au RER parisien Eole, tous passent leur examen ici. A l'automne, gare au dérapage : les feuilles mortes s'agglutinent et forment une bouillie glissante qu'il faut nettoyer régulièrement.
La succession des saisons fait aussi partie du charme de cette ligne dont ne se lasse pas Delphine, jolie blonde aux cheveux bouclés et contrôleur SNCF de son état. Depuis six ans, elle arpente les deux wagons du train qui assure cinq allers-retours par jour. Et n'oublie jamais de rendre son salut à la petite mamie immanquablement postée à sa fenêtre, en gare de Chaux-des-Crotenay.
Parti de Dole, ville natale du célèbre médecin Louis Pasteur, le convoi s'est ensuite élancé à travers la forêt de Chaux, la deuxième plus grande forêt de feuillus française. Extraordinaire manne économique, sa réserve en bois fut à l'origine de la création d'une véritable société sylvestre vivant au coeur de la forêt, dont la mémoire est perpétuée de nos jours par l'Association des villages de la forêt de Chaux.
Tout à coup apparaît la seule clairière de cette immensité boisée. C'est là que fut créée la première bouteille de vin jaune, ce délice jurassien qui exige de patienter au moins six ans avant de le déguster, le temps que la maturation en fût dégage toute sa puissance et ses arômes. Unique au monde, cet incomparable nectar est inséparable de son contenant de 62,5 cl, le clavelin, une exception française qui a bien failli passer sous les fourches caudines de la réglementation européenne avant de bénéficier in extremis d'une dérogation.
Soudain, Jean-Pierre Cuinet se redresse : attention, point de vue ! Les courbes majestueuses de la Saline royale, à Arc-et-Senans, se dévoilent au loin. Classée au patrimoine mondial de l'Unesco, l'oeuvre de l'architecte Claude Nicolas Ledoux, réalisée sur une commande de Louis XV pour transformer le sel à partir de la saumure récoltée à Salins-les-Bains, se voulait un modèle de cité idéale.
Témoignage rare d'architecture industrielle inspirée par l'esprit des Lumières, cet ouvrage impressionnant bâti en arc de cercle n'a jamais pu être terminé. Le guide raconte la fin tragique du grand architecte qui, embastillé durant la Révolution, périt dans sa geôle. Aujourd'hui, un musée, des expos et un festival annuel des jardins font revivre la Saline royale. Pour en goûter toute la magie, il faut s'y rendre le soir venu, quand le public a déserté les lieux, et passer la nuit dans l'une des chambres avec vue aménagées au sein de l'édifice.
Ce joyau historique fait bientôt place à une autre fierté régionale : le train longe le vignoble d'Arbois, qui se targue d'avoir obtenu en 1936 l'une des toutes premières AOC françaises. La production des vins d'Arbois jouit toujours d'une réputation sans égale, avec notamment le vin jaune et le vin de paille. Mais la région est aussi en passe de devenir le fer de lance du vin bio, qui représente 13 % de la surface viticole dans le Jura, contre 2 à 3 % au niveau national.
Avant de grimper jusqu'au col de la Savine, à 948 m, point culminant du périple, le train passe devant les forges de Syam – site historique toujours en activité –, chargées en 2007 de la réhabilitation de la grille royale du château de Versailles. Après avoir traversé “la petite Sibérie”, l'endroit le plus froid de l'Hexagone – les températures peuvent descendre jusqu'à -40 °C –, les voyageurs s'arrêtent en gare de Morbier, la ville qui a donné son nom au célèbre fromage séparé en deux par une couche de cendres.
On redémarre, et quelques minutes plus tard se profile le tunnel des Frasses, dont la forme en fer à cheval permet d'apercevoir la sortie. Une autre fin tragique est contée par Jean-Pierre Cuinet : celle de l'ingénieur en charge des travaux qui, croyant s'être trompé dans ses calculs, s'est donné la mort la veille du percement à la main du tunnel. Las, le décalage fut d'un mètre seulement et l'opération, un succès.
En gare de Morez, le train repart dans l'autre sens : le conducteur va ainsi changer de cabine deux fois au cours du trajet. Bienvenue dans la capitale de la lunette, dont l'industrie fait encore les beaux jours de Morez ! Ce sont ses habitants qui ont donné son nom à la ligne lorsqu'à l'époque de la construction des deux viaducs surplombant la ville, ils voyaient les ouvriers “tutoyer les hirondelles”.
Aujourd'hui, ce poétique TER est menacé par l'aménagement du territoire. Et Christiane regrette déjà la suppression du train de retour du soir. Mais il est encore temps de l'emprunter : à l'arrivée, place à l'apéritif en gare de Saint- Claude, avec dégustation de comté à la clé, car il est interdit de rentrer sans avoir goûté la star du terroir franc-comtois. Des routes touristiques lui sont même dédiées, mais c'est une autre histoire de voyage…
Claire Cousin
http://www.lemonde.fr/voyage/article/2011/07/04/franche-c...