Kyoto en trombes(s)

Publié le 20 juillet 2011 par Aurélien
Humide Japon. Rashômon, ce film de Kurosawa qui fait raconter aux
trois personnages principaux trois versions de la même histoire de
viol, commence aussi sous la pluie battante. Deux hommes se sont
abrités sur les marches d'un portique quand en arrive un troisième,
dégouttant, à bout de souffle, avec une histoire à raconter.

Sans histoire encore à raconter, j'ai entrepris, pour mon deuxième
jour à Kyoto, de visiter les temples de l'est. Avant que le ciel ne se
déchire, j'ai vu deux choses d'exception.

Un temple aux mille répliques, grandeur nature, de la divinité
bouddhiste Kannon (photos interdites!): en bois, recouverte à la
feuille d'or, en dix rangées de cent disposées en quinconce. Elle est
la divinité "aux mille mains, mille yeux". On les obtient à raison
d'un oeil par main et de quarante mains par divinité (en fait,
trente-huit plus deux paires), à multiplier par vingt-cinq pour une
raison qui me reste obscure. Les deux paires de mains sont l'une
jointe en signe de prière pour que les hommes "s'aiment et se
respectent", l'autre paumes vers le ciel, afin que "guérissent les
maladies et s'aplanissent les troubles". Dans la pénombre, l'effet des
mille statues dorées, dont les coiffes et les bras s'entremêlent, est
saisissant.

Sous une bruine légère, parapluie vacillant, je traverse à vélo l'est
de Kyoto vers le Pavillon d'argent. Je me sustente d'un bol d'udon
bien fourni: boeuf et rondelles de gingembre en plus des
traditionnelles herbes coupichées qui parfument les nouilles et le
bouillon.

"Pluie sur le fleuve.
Les pieds dans l'eau,
Deux grues discutent."

J'entre au Pavillon. Les jardins, sous l'alternance de la pluie et du
soleil, changent sans cesse de visage dans une immobilité versatile.
Pins et érables d'un vert intense structurent l'espace comme des
personnages prenant la pose et tentant de ne pas bouger. Des étangs,
bordés par le gris des pierres, tour à tour reflètent, miroitent et se
rident. Hors de l'itinéraire imposé, tout à sa tâche, une armée de
jardiniers s'affaire à maintenir la perfection de l'ordre sous les
cris stridents des cigales.

Je quitte ce temple pour son voisin, plus à l'écart. La pluie a forci.
Je gare mon vélo en bord de route. Devant moi, un immense escalier de
pierre monte et s'enfonce dans la forêt, avec le même mystère qui
tirait les temples mayas vers le ciel. L'univers est bicolore:
viridité des arbres luxuriants, gris profond de la pierre hors du
temps.

J'en gravis les degrés, je passe une porte monumentale et je suis dans
un cimetière. Dans leur partie supérieure, les tombes grises,
alignées, portent de longues planchettes de bois couvertes
d'inscriptions. Autour des tombes, des arbres immenses. La lumière du
jour existe à peine encore. Le ciel gris est caché, le cimetière est
pris dans l'enserrement des arbres, au creux d'un rideau de pluie qui
se fait sonore. Je saute d'une tombe à l'autre car les allées sont
inondées.

Puis je prends un chemin qui monte et s'enfonce dans les bois. Des
ruisseaux coulent au creux du sentier. Je poursuis entre les arbres
drus. La pluie forcit. Son fracas bientôt dissimule tous les sons,
comme la forêt cache à mes yeux toute construction humaine. On
n'entend que ce tambour; on ne voit qu'un royaume d'arbres gorgés.

Soudain: un gong, avalé par la pluie. Après un temps, il récidive. Les
arbres tremblent quand le son sacré leur parvient; et la pluie forcit
encore. Je me dirige vers là d'où il semble provenir.

Les chemins sont des torrents, et de torrent j'en suis un moi-même.
Accompagnant l'humaine propension de l'eau à se laisser aller selon la
route de plus grande pente, je saute d'une pierre à l'autre, d'une
racine à l'autre, d'une motte à l'autre. Dérisoire et trempé, je me
blottis sous mon parapluie secoué par le vent, sur le splotch
pathétique de mes chaussures de ville. L'eau s'est emparée de
l'espace: arbres, terre, air, chemin - et moi qui grelotte dans la
chaleur.

"Épanouie, ravie, ruisselante
Sous la pluie
D'été."

Enfin la voie qui mène au temple: large, grise, submergée. Le jour est
sombre comme un crépuscule. J'avance entre les colonnes d'arbres qui
se rejoignent et ploient au-dessus de ma tête; je claudique, ridicule
sur le muret qui borde la voie.

Des marches et un portique, presque fondu dans l'eau, les arbres et le
jour sombre. Je m'abrite. A nouveau, le gong sonne.

Un homme pourrait surgir des fourrés, remonter en pataugeant l'allée
sacrée, et venir s'échouer, haletant, kimono détrempé, sur les degrés
du portique. Il s'accroupirait et prendrait sa tête dans ses mains.
Puis, avec la prosodie brève et saccadée dans laquelle le japonais dit
les moments terribles, il viderait son remords, son horreur et sa peur
en disant son récit.