Me revient, en lisant Le Dernier Genet de Hadrien Laroche, la vive impression qui m’avait envahi quand je me plongeais dans Le Captif amoureux. La lecture est ancienne, mais parcourir Laroche la rend encore plus actuelle.A l’époque, j’avais bien saisi combien ce captif était un chant poétique. Il est aussi un danse et tout le rituel de cette danse, dans la manière d’apprêter le corps, ici la chevelure ou la barbe que l’on rase (palestiniens) ou que l’on étire (Black Panthers). Mais ce chant est celui de la parole du colonisé, à tout point de vue[1], qui clame son émancipation. Chant poétique, c’est un chant de combat et de justice à édifier.C’est un chant des hommes infâmes, qu’initie Foucault, mais que poursuit Genet. « non plus parler au nom de ceux qui ne vous ont rien demandé, mais réclamer justice du fond des choses injustes. »[2]A cela correspond aussi une exigence radicale de Genet. Alors que par inadvertance, acte manqué ou décision réfléchie, il est sollicité pour signer le manifeste des 121, contre la guerre d’Algérie et appelant à la désertion, il se positionne radicalement : « Je ne veux pas être un intellectuel ». Pour autant qu’ il ne s’agit pas d’une démission et d’un abandon des questions politiques que posent l’infamie de la domination, Laroche montre ce qui relève, au contraire, d’un détournement subversif de l’engagement qui cherche à atteindre ce qui est le fond même de toute politique, la langue.L’activité du poète a pour matrice la langue, quand l’intellectuel, lui, s’engage à travers la langue mais ne la travaille pas. L’homme infâme, celui qui est mis/se met en dehors de l’usage institué et positif de la langue, travaille cette langue jusqu’à lui redonner un souffle que la positivité de sin institution et de son usage lui a fait perdre. Il y pointe les potentialités révolutionnaires, quitte à parodier le discours et la rhétorique officiels, quand l’intellectuel ne ressasse que les circonstances révoltantes. Par là, l’homme infâme met à l’ouvrage sa langue, la redynamise tout en la dynamitant, quand l’intellectuel énumère les dégâts collatéraux des usages linguistiques. Cette mise à l’ouvrage, qui n’est pas le seul fait du poète, se manifeste par la demande insistante du procès, lieu de la publicité de la langue. Lieu, parce qu’il s’y produit l’image que le combattant/l’homme infâme/ diffamé/venu de nulle part et pourtant qui est ici, partout veut donner de son combat et de sa revendication. « La volonté d’image ne se sépare pas de la volonté du procès. A propos d’Angela Davis, il se demande en mai 1970 : « il est difficile de se prononcer sur ce point précis : à quel moment (s’il y en a un), en quelle circonstance (s’il y en a une), une femme ou un homme comprennent-ils qu’au lieu de parler pour ne rien dire ils viennent de naître pour dire la vérité ? » Cette interrogation est liée à la nécessité de l’écriture, de la révolte, c’est-à-dire de l’invention de l’héritage, indémêlable de la volonté de procès. Ni moral ni esthétique, le regard qu’il porte sur les actions violentes est politique. La volonté de procès appelle les distinctions faites par lui entre actes pleins et gestes creux, public et peuple, spectateur et témoin. Elle est étrangère à une certaine idée humaniste de l’homme. Elle comprend la violence, mais ne vise pas la mort.
L’image, acceptable ou pas, ne doit pas cacher l’intolérable, l’infamie et le malheur qui la suscite. mais la violence, parfois la seule manière d’obtenir le procès, est en même temps l’impossibilité d’en choisir les termes. L’exemplarité de cette méthode est d’être à la fois acte violent, geste théâtral et signe politique. par l’image et la violence, inacceptable ou pas, les mouvements manifestent la volonté d’un autre procès. Au cours de sa critique de la violence, animé par le souci des oubliés, Genet ne peut passer sous silence la méthode par laquelle des hommes inaperçus sont devenus visibles au monde. La violence des stars est le détournement du procès de l’époque par les déshérités. La volonté de procès est la présentation au monde de ce dont on ne se sépare pas : village, langue, enfance. »[3]Cette politique de la langue, ce substrat politique de la langue, est en somme, de l’aveu même de ses protagonistes et de l’écrivain, une guerre menée contre la police de la langue.« La guerre des langues n’est pas le dernier mot de la querelle de la paix, mais son fond : ainsi elle produit un effondrement du vocabulaire. Les fables, l’histoire et la langue reposent aujourd’hui dans la même main : point de suture entre le monde et l’écrivain, où se rejoignent finalement les règles du monde grammatical et la loi du monde extérieur :« En d’autres temps j’aurais reculé devant des mots comme héros, martyrs, lutte, révolution, résistance, courage, d’autres encore. J’ai probablement reculé devant les mots patrie et fraternité qui me causent le même dégoût. Mais les Palestiniens sont certainement à l’origine d’un effondrement de mon vocabulaire. En l’acceptant, je cours au plus pressé mais je sais que derrière de tels mots il n’y a rien et peu de substance sous les autres. »L’écrivain aussi est donc le sujet d’un effondrement. Entre les deux moments de cette explication avec soi et la langue intervient une transformation. La première fois qu’il introduit la question de l’effondrement, Genet dit vouloir revenir sur un choix. Lorsqu’il y revient, il parle d’une amitié à l’origine de cet effondrement. Autrement dit, l’effondrement est la conséquence d’une rencontre. L’écrivain n’est pas seul avec la langue. »[4]Mais aussi, cet autre passage :« L’attaque contre le verbe, autrement dit la guerre contre un certain héritage logé dans la langue, voilà le fond de cette aventure de l’écrivain. Elle est la marque d’un effondrement, elle emporte la vérité dans un sans fond et sans fondement qui n’est pas celui du faux, de la bêtise ou de la confusion. Les énoncés de Genet relativement à la langue, à la langue des maîtres, à la maîtrise comme imposition de la langue – assigner au mot un sens moral ou une charge d’infamie – ont une part de vérité, sans doute, mais laquelle et jusqu’où ? La logique de cet aveuglement est plutôt celui d’une aveuglante lucidité, de la folie ou de la gravité qui doivent dire quelque chose de notre temps, de nos guerres, voire de nos guerres de Religion.L’écrivain qui se reconnaît dans la fable de la race, celui qui éprouve le mythe de l’origine, semble cet héritier qui ne refuse pas l’héritage, aussi impudique en fût l’origine, né de la plus évidente imposture : l’utilisation de la fable par le pouvoir, le moralisme en politique. Il prend sur lui l’héritage, dans la langue, de tout pouvoir, de toute religion, de toute infamie. Même s’il s’autorise d’une amitié, cet héritage fait de l’écrivain le dernier, au sens du pire.Fable religieuse et mythe de la race se nouent chez Genet comme le souci de l’origine. Le verbe est la pierre à laquelle il se cogne et la mer où il se noie. Question de langue, question de l’origine, en un , voilà ce que l’écrivain découvre Dans la langue, l’intuition que par la langue l’origine est trouée, il éprouve un malheur plus grand que lui, historique. Ce malheur est politique parce que les questions qu’il emporte sont au fondement de toutes les nations, de toutes les sociétés, de tous les hommes. »[5]Ce substrat politique de la langue est tout à la fois celle du pouvoir et de la domination que celle de l’émancipation et de la décolonisation de l’esprit de l’ insurgé.... Mais c'est aussi celle de l'impossibilité!
Beau texte de philosophie et de littérature, même si, parfois, l'écriture se fait subtile. On sent la touche derridienne et quand l'humanisme du dernier Genet, on se retrouve dans cette politique de l'amitié, chère à Derrida. De fait, il y a quelque chose de vivifiant dans cette approche déconstructive et décolonisatrice de la langue. Mais on y verra aussi, comme je le pressentais dans ma première lecture de Genet, que poésie fait politique. Et je me retrouve plongé dans l'univers dramatique de Chatilla. Laroche a ce grand mérite: celui de systématiser le geste poétique.
[1] Par hasard, ma bibliothèque estivale m’a fait emmener les portraits de Memmi.[2] p.150[3] p.177[4] p.300, Citation du Captif amoureux, p.128 et 367[5] pp.311-312.