La propriété a-t-elle la priorité ?

Publié le 28 juillet 2011 par Sebastienjunca

À l’heure où l’âge de la retraite vient d’être repoussé à 62 ans et où l’universalisation du profit et de la misère semble sur le point d’atteindre son acmé, la question posée en 1840 par Pierre-Joseph Proudhon - Qu’est-ce que la propriété ? reste d’autant plus d’actualité.

Tout d’abord, ne serait-il pas légitime que les richesses produites par tout un chacun au cours de son existence professionnelle et laborieuse lui assurent, pour ses vieux jours, une juste rétribution ? Les fortunes dégagées par les entreprises, le commerce, les échanges de toutes sortes ne devraient-elles pas être redistribuées comme le clame Proudhon, à ceux-là même qui ont au moins la moitié de leur existence été les artisans et donc les légitimes bénéficiaires de ces profits souvent énormes ? « Quiconque travaille devient propriétaire ; ce fait ne peut être nié dans les principes actuels de l’économie politique et du droit. Et quand je dis propriétaire : je n’entends pas seulement, comme nos économistes hypocrites, propriétaire de ses appointements, de son salaire, de ses gages ; je veux dire propriétaire de la valeur qu’il crée, et dont le maître seul tire le bénéfice [1]. »

Ne sont-ce pas là les véritables actionnaires, autrement dit ceux qui, par leur action ouvrière ont participé à la transformation de la matière brute ? L’ouvrier, l’employé, le salarié de manière générale n’a-t-il pas droit au même statut que l’inventeur qui perçoit sur chaque produit manufacturé et vendu un juste bénéfice ?

« Mais la propriété privée des moyens de production autorise le capitaliste à rémunérer le travailleur non sur la production à laquelle il a contribué comme élément du groupe, mais sur la base individuelle de ce qu’il aurait produit s’il avait été privé de la force collective de l’atelier. Le capitaliste empoche la différence et ce surplus engendré par la collectivité est soustrait aux travailleurs. Le propriétaire perçoit une rémunération du fait de sa propriété sans y apporter son propre travail [2]. »

Sur des salaires le plus souvent injustes au vu du travail fourni et des richesses produites en commun, l’ouvrier est à nouveau mis à contribution. Ceci afin de gaver des caisses de retraite et d’assurance-maladie dont il ne sera jamais assuré de retrouver l’argent qu’il y a contre son gré englouti. Les gains et les dividendes qu’il a générés tout au long de sa vie par son propre travail seraient largement à même d’assurer les dépenses quotidiennes de ses années de retraite amplement méritée. Qui plus est, tout cet argent arbitrairement et injustement ponctionné sous couvert d’une solidarité intergénérationnelle de façade, ne servira, par l’intermédiaire des organismes financiers les plus divers, qu’à alimenter la spéculation et enfler les profits grâce à l’argent et donc au travail de l’ouvrier sous-payé, abusé, exploité, corvéable à merci et souvent remercié. Un ouvrier le plus souvent dépouillé de sa vie, de son temps libre, de sa santé physique et parfois mentale ; de ses rêves, de ses idéaux, de sa liberté et parfois même de sa dignité. Enfin, cet argent habilement extorqué à tous les travailleurs du monde par les professionnels de la spéculation et de la spoliation puis « blanchi » par les différents organismes patentés de l’économie dite libérale, est finalement prêté à des taux scandaleux à ces mêmes travailleurs contraints de s’aliéner leur vie durant pour rembourser au centuple des sommes qui leur revenaient de droit. Enfin, ces dividendes, quand ils ne sont pas ponctionnés par les différents organismes privés ou d’état ; quand ils ne sont pas aussi réinjectés dans l’outil de travail afin d’en accroître toujours plus la productivité et le trésor de guerre, sont arbitrairement reversés à ceux-là seuls qui se sont arrogé un droit de propriété illégitime. Car l’outil de travail lui-même, s’il est né de l’initiative d’une poignée de décideurs, n’en demeure pas moins le fruit du travail de tous. La survie et la croissance de n’importe quel organisme, qu’il soit biologique ou mécanique et industriel, ne sont pas seulement dues à sa seule « matière grise ». Chaque fibre, chaque cellule participe de la cohésion et de la croissance du tout. À partir du moment où le concepteur ou inventeur s’est vu dans l’obligation de s’adjoindre différents collaborateurs afin de faire vivre et développer son entreprise ; cet outil de travail lui-même est devenu implicitement la possession de tous, présents ou absents, parce que fruit du travail et de la participation de chacun.

« En effet, nous dit encore Proudhon, si, comme on le prétend et comme nous l’avons accordé, le travailleur est propriétaire de la valeur qu’il crée, il s’ensuit :

1° Que le travailleur acquiert aux dépens du propriétaire oisif ;

2° Que toute production étant nécessairement collective, l’ouvrier a droit, dans la proportion de son travail, à la participation des produits et des bénéfices ;

3° Que tout capital accumulé étant une propriété sociale, nul n’en peut avoir la propriété exclusive [3]. »

La participation et l’intéressement aux bénéfices que certaines entreprises progressistes accordent désormais à leurs salariés en fin d’exercice sont une réelle avancée sociale et un pas vers le droit et l’égalité. Mais un pas seulement. Car ces dividendes sont encore bien dérisoires au regard de ce que chaque travailleur serait en droit de revendiquer. En 1840 déjà, Proudhon nous dit : « Beaucoup de gens parlent d’admettre les ouvriers en participation des produits et des bénéfices ; mais cette participation que l’on demande pour eux est de pure bienfaisance ; on n’a jamais démontré, ni peut-être soupçonné, qu’elle fût un droit naturel, nécessaire, inhérent au travail, inséparable de la qualité de producteur jusque dans le dernier des manœuvres.

Voici ma proposition : Le travailleur conserve, même après avoir reçu son salaire, un droit naturel de propriété sur la chose qu’il a produite [4].»

Qui plus est, ce droit devrait naturellement être prolongé après que l’employé ait quitté, volontairement ou non son emploi ; après un licenciement, une démission ou un départ à la retraite. Car ces dividendes sont bien-sûr représentatifs de la richesse créée par chacun le temps de sa participation à la vie de l’entreprise. Aussi, cette richesse survit et souvent fructifie après le départ de l’employé. Ne serait-il pas dès lors légitime que ces trésors produits par tout un chacun durant sa carrière professionnelle lui permettent de cesser son activité dès que les revenus générés par son propre travail s’avéreraient suffisants ? « Il faut que le travailleur, outre sa subsistance actuelle, trouve dans sa production une garantie de sa subsistance future [...] ; en d’autres termes, il faut que le travail à faire renaisse perpétuellement du travail accompli : telle est la loi universelle de reproduction [5]. »

Ainsi chacun pourrait partir en retraite assez tôt et dans d’assez bonnes conditions, laissant par là même à son successeur un outil de travail performant apte à lui assurer une source de revenus non seulement pour le jour présent, mais aussi ad vitam aeternam.

De plus en plus, de grands groupes industriels ont mainmise sur l’ensemble des structures de nos sociétés. Le pouvoir ainsi accru des industriels et des financiers permettent à ces derniers d’asseoir leur domination sur l’ensemble des populations laborieuses, lesquelles se font les innocents complices de cet esclavage moderne. Domination économique et culturelle largement approuvée et encouragée par les pouvoirs politiques de tous horizons qui ne sont, en définitive et depuis toujours, que les éternels vassaux de ceux qui s’approprient arbitrairement et en toute illégalité la richesse des nations, les richesses de la terre : ses matières premières et sa force de travail.

Aussi, et pour tenter de pallier à ces inégalités dénoncées par Proudhon, ne faudrait-il pas limiter la taille des entreprises dès lors que celles-ci deviennent suffisamment viables au point de générer assez de bénéfices ? Bénéfices qui pourraient de la sorte être redistribués à chacun des ouvriers-associés. Une redistribution des richesses produites qui ne se ferait non plus proportionnellement au salaire de chacun (ce qui est à la fois ridicule et surtout inégalitaire) mais au prorata des heures travaillées dans l’entreprise au cours de l’année et sans distinction de catégorie professionnelle, de responsabilités ou d’ancienneté. Ainsi, chaque patron serait à même de reverser, une fois toutes les charges et frais payés, l’essentiel des bénéfices de l’entreprise à ceux-là même qui y auront contribué par leur travail. Au lieu de cela, chaque entreprise, au nom de la concurrence, réinjecte systématiquement la quasi-totalité de ses gains dans son outil de travail à seule fin de le faire croître et produire davantage. In fine, une entreprise dont les effectifs étaient initialement de cent salariés payés dix euros de l’heure se retrouvera avec mille salariés toujours payés dix euros de l’heure. Bien sûr, elle aura dans cet intervalle créé neuf cents emplois. Mais ces mêmes emplois auraient pu être créés ailleurs, dans dix autres entreprises tout aussi modestes si la première n’avait pas remporté tous les marchés à force de réduire ses coûts de production, de grandir et de finalement balayer toute la concurrence sans jamais payer plus son personnel.

Pour finir, chaque capitaine d’industrie a des responsabilités qui n’ont évidemment rien à voir avec celles du simple salarié. Cet engagement personnel, ces risques juridiques font que chaque patron a toute légitimité pour s’octroyer un salaire à proportion de tous ces désagréments. Mais ce salaire ne doit pas pour autant devenir du vol sous couvert d’un actionnariat majoritaire, inégalement réparti et donc injuste.

Je terminerais enfin avec ces quelques lignes de Démocrite : « Celui qui bée d’admiration devant les riches propriétaires que les autres hommes tiennent pour bienheureux, et en est obsédé constamment, connaît la nécessité d’imaginer sans cesse de nouveaux expédients et de se lancer, pour répondre à ses désirs, dans des affaires louches que les lois interdisent. C’est pourquoi il ne faut pas désirer ce qu’on a pas, mais s’accommoder de ce qu’on a, en comparant son sort à celui des malheureux, et en se jugeant bienheureux à la pensée de leurs maux, en comparaison desquels tes actions et ta vie sont d’autant meilleures. Si tu t’en tiens à ces réflexions, tu vivras plus heureusement, et ta vie sera à l’abri de bien des tracas que font naître l’envie, la jalousie et le ressentiment. » Démocrite, (Stobée, florilège, III, I, 210 [6].)

Sébastien Junca.

(Extrait du Petit manuel de survie, de résistance et d’insoumission à l’usage de l’ouvrier moderne. Ed. Edilivre. 2011).



[1]    Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? le livre de poche, Coll. Classiques de la philosophie, 2009, page 243.

[2]    Ibid. page 33.

[3]    Ibid. pp 251-252.

[4]    Ibid. p 243.

[5]    P. 248.

[6]   Les Présocratiques, Jean-Paul Dumont, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p 894.