Les tournesols boudent. Partout, par milliers, ils passent la journée à se regarder les pieds.
Pour trois fois rien, en plus. Un truc à peine plus lourd que l’air, à peine plus épais qu’un cheveu. Qui se dépose méchamment sur tout et sur tout le monde, telle la rosée du matin.
Avec ce truc-là, tout se ramollit. Les roubignoles se fripent comme des noix.
À son contact, n’importe quel vêtement finit par peser un kilo de plus. Le crudités-spaghetti-tarte-aux-pommes-avec-miel de la brasserie de Richelieu est un festin de dieu grec. Un combustible pour usine de chair et d’os.
Tout çà, grâce à la bruine. Fine pluie, délicate, presque imperceptible. Trois fois rien.
Décollement de paupière vers six heures et demi du matin. Crépitement de la toile de tente. Pluie. Truffe dehors vers sept heures et demi. Bruine. Qui va agrémenter le petit déj, l’hygiène matinale, le pliage du campement et le départ de Montoire. Et qui va embellir tout le trajet.
Le jogging matinal le long du Loir. La traversée des bois, en ligne droite sur trente bornes, jusqu’à Villandry. Les quatre tours de parking à Azay-Le-Rideau avant de choisir la bonne route. La pause déj à Richelieu, Dans la brasserie sur la place, à reluquer les vendeurs du marché ranger leur matos et plier leurs étalages. Les lignes droites sans fin à travers la Vienne. Les sauts de puce au-dessus du Loir, de la Loire, de la Vienne, la Gartrempe, la Charente. Les premières vignes qui apparaissent à une trentaine de kilomètres de Cognac. Les courbes plus prononcées sur les coteaux. La ballade au pas de charge avec un Béhème R1150R croisé à Rouillac. La perte totale d’orientation dans toute la pointe Ouest de la Charente. L’arrivée accidentelle dans un camping à quelques kilomètres au sud ouest de Nersac… À chaque instant, partout, le même compagnon de route.
Cette putain de bruine. Qui dégage en arrivant au bercail du soir, à 19h30.
Dix heures de bruine ininterrompues.
Connasse de bruine.
C’est un Zephyr 750? Chouette bécane?
Du velours.
J’ai un vieux R75 Béhème. Un bijou. J’l’ai acheté 1500 euros. Le truc tourne comme une horloge.
Pas plus de dix secondes de conversation avant que le mec embraye sur son histoire de tar-mo en servant une bière.
Il est petit et bien taillé. Binoclard. Une barbe en cours d’épaississement. Il fait la saison, de mai à septembre.
Du coup, avec ma femme, on a l’habitude des mauvaises conditions pour voyager en moto. On taille souvent en octobre, après la saison ici.
Madame fait une tête de plus que lui. Un cul large comme un rond-point sur la plus belle avenue du monde. Deux protubérances mammaires grosses comme des pastèques trans-géniques. Elle passe derrière lui en posant la main sur son épaule.
Inutile de me dire de quoi tu parles.
Bécane. En quatre minutes, dix ans de pétrolettes dans le détail. Le mec se souvient des dates d’achat et des dates de fabrication. Même la 125 à trois rapports qu’il a eu il y a plus de douze ans, avant le permis gros cube. Une Auto-Moto de 1955. Un bijou, parait-il.
J’l’ai toujours. Elle tourne encore, c’est un bonheur.
Il accompagne des arrivants tardifs sur leur emplacement. Il grimpe sur un tricycle, balance adaptateurs et rallonges pour camping-car dans le panier à l’arrière et démarre. Un petit bruit de turbine se fait entendre. L’engin est électrique.
La classe, non?
Avec son bolide nucléaire, il passe devant les caravanes de Hollandais, les camping cars d’Allemands et la marmaille multicolore de trois pommes de haut encadré par des monos de la même couleur mais plus grands. Et intransigeants sur la vaisselle. Tout le monde s’y colle.
Benetton sans le sou.
Crépitement du toit de la terrasse couverte du snack.
Pluie… Gouttes grosses comme des pouces.
Ça change de la bruine.