D'une Corne à l'Autre

Entre deux crachouillis d’interférences, mon autoradio envoie à mes oreilles distantes un appel à l’aide. Quittant un instant la route des yeux, je lui jette un regard inquiet.
Mais non, tout va bien, il n’est pas en train de rendre l’âme !
Puis je réalise que ce n’est pas de lui qu’il s’agit. Absorbé par mes pensées et ma conduite, je n’ai pas capté que là-bas, dans une des régions les plus pauvres du monde, une fois de plus, une fois de trop, des enfants sont en train de mourir !
De grands yeux qui n’ont plus la force de verser une larme, des brindilles pour bras et jambes et un ventre distendu, énorme, un ventre gonflé non par la satiété, mais par la faim. Des insectes humains !
Cette vision kafkaïenne nous renvoie près de 43 ans en arrière quand les premières images de la famine du Biafra entraient dans nos salons à travers le tube cathodique de nos téléviseurs en noir et blanc. 
Mais en 40 ans, rien n’a changé !
Si la télé est en couleur et pour certains en 3D, ce sont des générations différentes de la même image qui, régulièrement, nous envoient à travers la gueule le même regard d’adulte d’un enfant en train de mourir.
La seule différence c’est que grâce au progrès de la technologie, l’on peut compter les côtes en relief et que la couleur donne plus de profondeur au regard !
Il n’a rien de suppliant ce regard qui nous fixe de ses grands yeux noirs où l’innocence de l’enfance a disparu, sans reproches, sans animosité et sans envie, il nous regarde tout simplement et nous brûle !
« Plus jamais çà ! », s’était écrié notre monde occidental au lendemain des 20 millions de morts de la Première Guerre Mondiale, mais 21 ans plus tard, ne remettions-nous pas l’ouvrage sur le métier et pulvérisions le record d’une des plus effroyables boucheries de l’humanité.
Il en est de même avec ces images, malgré les « french doctors », malgré les ONG humanitaires, malgré Bob Geldoff et le « Live aid for Africa », la famine, l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse a fini son tour de manège et revient frapper l’écran de nos téléviseurs LCD.
Et pendant ce temps, la réunion de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui s’est déroulée lundi, à Rome, a fait « Pschitt ! »
Il est vrai que nos Nations Unies se décident plus vite pour bombarder les gens de TNT que de nourriture, et si hier on n’a pas voulu mourir pour Dantzig, on meurt et l’on tue aujourd’hui pour les 100 $ d’un baril de pétrole alors que des enfants meurent pour quelques miettes de pain qu’ils n’ont pas !
Alors devant l’opinion, nos dirigeants promettent ce qu’ils savent qu’ils ne peuvent plus tenir, car la Corne d’Abondance s’épuise.
Le prix des guerres, parfois nécessaires, a porté un premier coup, la crise en a porté un deuxième s’ajoutant à ceux des crises et des politiques qui depuis le premier choc pétrolier ont tari la Corne d’Abondance comme la sécheresse a tari la Corne de l’Afrique.
Les économies occidentales sont exsangues, mais Total fait dix milliards de bénéfice ; la paupérisation ne cesse d’augmenter en Europe, mais les cadavres d’enfant ne cessent d’augmenter dans la Corne de l’Afrique ; nos économies occidentales se noient dans le manque de liquidités, mais la Corne de l’Afrique se noie dans les sables de la sécheresse !
Et nous, nous sommes trop nombreux qui, absorbés par les soucis de tous les jours, préoccupés par les incertitudes du lendemain, appuyons sur le bouton de la télécommande, pour fuir vainement le regard de ces enfants qui nous fait honte et qui nous hante.
Mais c’est trop tard, ce regard, tel l’œil de Caïn, est entré dans notre mémoire, devenant Conscience « ce juge infaillible, quand nous ne l’avons pas encore assassinée »!