Il y a 70 ans, le 31 juillet 1944 disparaissait en mer, au large des côtes de Provence, Antoine de Saint-Exupéry. Il avait décollé le matin même à l’aéroport de Poretta (près de Borgo, Haute-Corse), à bord de son F-5B-1-LO. Sa dernière mission, une mission cartographique, consistait à effectuer des repérages photographiques sur la vallée du Rhône, Annecy et la Provence, afin de tracer des cartes précises de la région. En vue du débarquement des Alliés, prévu pour le 15 août suivant.
Le mystère de la disparition de Saint-Exupéry est aujourd’hui en partie levé. Parmi toutes les hypothèses émises concernant cette disparition, la plus couramment admise est que le P-38 Lightning que pilotait Antoine de Saint-Exupéry aurait été abattu, aux environs de midi, par un Focke-Wulf allemand. Depuis lors, la gourmette de l’aviateur, ramenée au large de Riou par les filets d’un pêcheur en 1998, a été authentifiée, ainsi que les restes de la carlingue du Lightning, remontés à la surface en 2003, et aujourd’hui exposés au Musée de l’air et de l’espace du Bourget.
Comment, lorsque l’on vit en Haute-Corse, ne pas penser régulièrement à Saint-Exupéry, alors même que tout passager qui se rend à l’aéroport de Bastia-Poretta passe nécessairement devant la stèle qui commémore la dernière mission de l’écrivain-aviateur ? Pourtant, en écrivant ces mots, je pense davantage à une longue marche au Cap Juby, sur la côte atlantique du Maroc. À l’émotion éprouvée devant l’avion miniature ancré dans l’ancienne zone d’atterrissage, aux abords du désert de Tarfaya. C’était dix ans avant qu’y soit aménagé un petit musée créé par l’association « Mémoire d’Aéropostale ». La plage était grise et triste. Aux abords du monument dédié à Saint-Exupéry, quelques enfants, curieux de notre présence, avaient interrompu leurs jeux dans le sable. Échange de regards brefs, de signes, de sourires, de mots furtifs. La sculpture commémorative de l’aventure de l’Aéropostale n’était sans doute à leurs yeux qu’un jouet abandonné au vent. Rien ni personne à l’époque pour évoquer pour nous la présence en ces lieux, en 1927, du chef d’escale de l’Aéropostale ? Hormis l’éventuelle relecture de Courrier Sud, le premier roman d’Antoine de Saint-Exupéry, écrit durant cette période, et publié en 1930.
« Le jour à Cap Juby soulevait le rideau et la scène m’apparaissait vide. Un décor sans ombre, sans second plan. Cette dune toujours à sa place, ce fort espagnol, ce désert. Il manquait ce faible mouvement qui fait, même par temps calme, la richesse des prairies et de la mer. Les nomades aux lentes caravanes voyaient changer le grain du sable et dans un décor vierge, le soir, dressaient leur tente. J’aurais pu ressentir cette immensité du désert au plus faible déplacement, mais ce paysage immuable bornait la pensée comme un chromo [...].» (Antoine de Saint-Exupéry, Courrier Sud, in Œuvres, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, pp. 57-58)
Si, de Vol de nuit (1931) au Petit Prince (1943), en passant par Terre des hommes (1939) et Pilote de guerre (1942), tous les écrits de Saint-Exupéry sont inspirés de son expérience d’aviateur, dans Citadelle, une œuvre posthume restée à l’état de « gangue » et publiée quatre ans après sa mort (1948), l’auteur s’éloigne du récit documentaire ou autobiographique pour donner à son témoignage l’ampleur épique et incantatoire de la parabole. La réflexion humaniste y est poussée jusqu’à un paroxysme qui, comme je l’ai constaté, dérange plus d’un lecteur d’aujourd’hui. Occasion nous est ici donnée d’en citer un court extrait.
CITADELLE
CLXXXIV
Mélancolique, j’étais, car je me tourmentais à propos des hommes. Chacun tourné vers soi et ne sachant plus quoi souhaiter. Car quels biens souhaiterais-tu si tu désires te les soumettre et qu’ils t’augmentent ? L’arbre, certes, cherche les sucs du sol pour s’en nourrir et les transformer en soi-même. La bête l’herbe ou quelque autre bête qu’elle transformera en soi-même. Et toi aussi tu te nourris. Mais hors ta nourriture que souhaiteras-tu dont tu puisses toi-même faire usage ? De ce que l’encens plaît à l’orgueil, tu loues des hommes pour t’acclamer. Et ils t’acclament. Et voici que les acclamations te sont vaines. De ce que les tapis de haute laine font douces les demeures, tu les fais acheter par la ville. Tu en encombres ta maison. Et voici qu’ils te sont stériles. Tu jalouses ton voisin de ce que son domaine est royal. Tu l’en dépouilles. Tu t’y installes. Et il n’y a rien à te livrer qui t’intéresse. Il est tel poste que tu brigues. Et tu intrigues pour l’obtenir. Et tu l’obtiens. Et il n’est lui-même que maison vide. Car une maison, ne suffit point, pour en être heureux, qu’elle soit luxueuse ou commode ou ornementale et que tu t’y puisses étaler, la croyant tienne. D’abord parce qu’il n’est rien qui soit tien puisque tu mourras et qu’il importe non qu’elle soit de toi ― car c’est elle qui s’en trouve embellie ou diminuée ― mais que tu sois d’elle car alors elle te mène quelque part, comme il en est de la maison qui abritera ta dynastie. Tu ne te réjouis point des objets mais des routes qu’ils t’ouvrent. Ensuite parce qu’il serait trop aisé que tel vagabond égoïste et morne se puisse offrir une vie d’opulence et de faste rien qu’en cultivant l’illusion d’être prince en marchant de long en large devant le palais du roi : « Voici mon palais », dirait-il. Et en effet, au seigneur véritable non plus, le palais, dans son opulence, ne lui sert de rien dans l’instant. Il n’occupe qu’une salle à la fois. Il lui arrive de fermer les yeux ou de lire ou de conserver et ainsi, de cette salle même, de ne rien voir. De même qu’il se peut que, se promenant dans le jardin, il tourne le dos à l’architecture. Et cependant il est le maître du palais, et orgueilleux et peut-être ennobli de cœur, et contenant en soi jusqu’au silence de la salle oubliée du Conseil, et jusqu’aux mansardes et jusqu’aux caves. Donc il pourrait être du jeu du mendiant, puisque rien, hors l’idée, ne le distingue du seigneur, de s’en imaginer le maître et de se pavaner lentement de long en large, comme revêtu d’une âme à traîne. Et cependant peu efficace sera le jeu, et les sentiments inventés participeront de la pourriture du rêve. À peine jouera sur lui le faible mimétisme qui te fait rentrer les épaules si je décris un carnage, ou te réjouir du vague bonheur que te raconte telle chanson.
Ce qui est ton corps tu te l’attribues et le changes en toi. Mais c’est faussement que tu prétends agir de même en ce qui concerne l’esprit et le cœur. Car peu riches en vérités sont tes joies tirées de tes digestions. Mais, bien plus, tu ne digères ni le palais ni l’aiguière d’argent, ni l’amitié de ton ami. Le palais restera palais et l’aiguière restera aiguière et les amis continueront leur vie [...].
Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1948 ; rééd. 1963, pp. 419-420.
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