Brina Svit | Les incertitudes du désir

Publié le 01 août 2011 par Angèle Paoli
Brina Svit, Une nuit à Reykjavík,
Éditions Gallimard, Collection blanche, 2011.

Lecture d'Angèle Paoli


Mark Rothko, No. 14, 1960
Huile sur toile, 290,83 cm x 268,29 cm
Collection SFMOMA, Helen Crocker Russell Fund purchase
© 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko/
Artists Rights Society (ARS), New York.
Source : San Francisco Museum of Modern Art


LES INCERTITUDES DU DÉSIR

   Une nuit à Reykjavík. C’est le titre que Brina Svit, il y a maintenant deux ans, avait déjà en tête pour son futur roman. Elle tenait à portée de doigts l’intrigue qui la conduirait en Islande, elle en savourait par avance tous les ressorts. Son projet – elle en parlait avec feu –, construire son roman autour de trois données simples : un lieu unique. Ce serait Reykjavík. Un seul moment. Ce serait une nuit. Une seule action : ce serait une nuit d’amour entre un homme et une femme. La plus longue nuit d’amour. Un roman resserré jusqu’à l’épure dans le cadre étroit de la tragédie classique, le tragique en moins. En apparence seulement, si l’on considère que l’essence même du tragique se trouve ici condensé dans le rien. Car, au-delà de l’errance psychologique et sentimentale de Lisbeth, il ne se passe rien à Reykjavík. Rien de ce que Lisbeth avait prévu.

  Le projet de Brina Svit et celui de Lisbeth se rejoignent, se recoupent. Comment retenir entre ses bras une nuit durant, la nuit la plus longue qui soit, un homme que l’on connaît à peine ? Comment mener à bien, de bout en bout, dans une construction irréprochable, une intrigue construite sur un projet aussi mince que celui qui se fonde sur l’idée d’inventer pour son héroïne la décision de coucher avec un homme ? C’est tout le talent de Brina Svit qui tient son lecteur prisonnier, une nuit durant, dans une chambre d’hôtel impersonnelle. Car, en dehors d’une échappée au phare, par les rues glaciales de Reykjavík, tout se passe entre la chambre 47 et sa salle de bains. C’est là que, selon les prévisions de Lisbeth, doit se dérouler la nuit la plus longue entre elle et l’homme qu’elle a choisi et qu’elle connaît à peine. Lui, c’est l’Argentin. Eduardo Ros, « taxi dancer » adulé des dames. Il arrive tout droit de Buenos Aires, tous frais payés. La nuit, c’est une nuit longue de janvier, le mois le plus hostile et le plus froid. Une nuit « qui commence à quatre heures de l’après-midi et se termine vers onze heures et demie le lendemain ». Une éternité, quoi !

  Que se passe-t-il entre Eduardo et Lisbeth ? La nuit rêvée sera-t-elle de feu ?

  En trente-six chapitres assez brefs, Brina Svit guide son lecteur à travers les mailles de l’attente dans les méandres de la vie de Lisbeth. Une vie ordinaire, construite sur les faux-semblants et l’illusion, faite d’amours de fortune et de mensonges, de drames et de chagrins. Une vie qui tient en haleine au bord même du néant d’une existence et déjoue les entreprises de Lisbeth. Lisbeth qui décide de tout, qui a tout prévu. Sauf...

  Au-delà des échanges tissés de silence, d’incompréhension ou de rancœur entre Lisbeth et Eduardo, d’autres dialogues surgissent entre l’ailleurs et l’ici, le passé et le présent. D’autres personnages satellisent le récit, qui diffèrent la rencontre que le lecteur attend et éclairent progressivement d’un jour nouveau la personnalité de Lisbeth. Lisbeth qui, décidément, organise tout, mais qui a laissé filer sa nuit. Qui voudrait tout reprendre à zéro mais se délite, meurtrie, dans le drame.

  D’un chapitre à l’autre ― la chute de l’un annonçant la reprise de l’autre ―, les tableaux s’enchaînent, mettant en relief les motifs propres à l’univers de Brina Svit. La question des identités multiples ; celle des langues et du passé simple, chère à l’auteur slovène qui, depuis Moreno, écrit directement en français. Le rapport mère-fille, fait de tensions, d’incompréhension et de ruptures. Les fils rouges s’entrecroisent qui font apparaître en filigrane le monde du tango niché jusque dans le leitmotiv du « salon Caning sur Scalbrini Ortiz » et l’univers de l’art. Rachmaninov ― Rhapsodie sur un thème de Paganini ― est l’obsession de Lucie Sorel, la « petite sotte de sœur » de Lisbeth. Et les ciels changeants de Rothko sont posés en toile de fond sur la nuit de Lisbeth :

  « un Rothko magnifique dans le ciel délicatement ouaté, on dirait le numéro 14, le bleu nuit et orange, avec une bande de séparation grise entre les deux bandes de couleur. » [...] « Le Rothko bleu et orange, l’un de ses préférés, s’assombrissait à vue d’œil à l’horizon. »

  Mais les nuits de Rothko, le peintre favori de Lisbeth, trouvent leur contrepoint négatif dans les toiles médiocres du flamand Afton Diddens – ses « petites tomates écrasées sur fond jaune »–, que Lucie Sorel affectionne tout particulièrement. De même, les séries de Lucie Sorel, photographe, son souci du « détail » qui change tout, renvoient-elles à « la géométrie mystérieuse » qui sous-tend le roman de Brina Svit. « Deux, trois choses » suffisent parfois pour construire une histoire. Et c’est dans ce minimalisme, conduit con brio, que Brina Svit puise sa force et son originalité. Sa définition du roman se lit dans la définition que Lucie aurait dû donner à ceux qui l’interrogent sur son art :

  « Que photographiez-vous ? Les choses qui vont disparaître : un bouquet de tulipes. Une pluie de pétales de tournesol dans l’évier... un nuage... un sourire... Un geste... Ma sœur... Moi... Ma peur... Tout cela est organisé, mis l’un à côté de l’autre, créant un rapport, une tension, une idée, une vision du monde. C’est ça, l’art. Ce ne sont pas que les perles, c’est le fil. »

  Oui, c’est tout cela l’art de Brina Svit. Un art qui, à travers « les incertitudes du désir », nous conduit vers un « commencement du monde ».

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli




NOTE D’AP : l’ouvrage sera disponible en librairie à compter du 15 septembre 2011.





BRINA SVIT


■ Brina Svit
sur Terres de femmes

Cela s’appelle l’aurore (Coco Dias ou la Porte Dorée)
Coco ou le désarroi de Brina
→ Conversation privée avec Brina Svit
Petit éloge de la rupture
→ Rue des Illusions perdues (Con brio)
→ Turris eburnea (Moreno + bio-bibliographie)
→ Un cœur de trop
→ (en commentaires sur Terres de femmes) Mort d'une Prima Donna slovène
→ (dans la galerie Visages de femmes) Portrait de Brina Svit (+ extraits de Moreno, Un cœur de trop, Coco Dias ou la Porte Dorée)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le Western culturel) Bonnes feuilles d'Une nuit à Reykjavík de Brina Svit
→ (sur Terres de femmes) une bibliographie sélective d’ouvrages d’écrivains contemporains slovènes ou de langue slovène traduits en français




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