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Les fantômes de Cognac

Publié le 02 août 2011 par Doespirito @Doespirito

IMG_1210 (Fiction)
C'est en sortant de l'hôtel
que j'ai pensé que la ville venait d'être atomisée. Quand j'avais garé ma voiture à deux pas de la place François 1er, Cognac était écrasée sous la chaleur d'août. Pas le moindre souffle d'air et un soleil de plomb. Je suis allé à mon rendez-vous au Garden Ice. Puis j'ai remonté la rue d'Angoulême vers l'hôtel Hermitage.
L'accueil de l'hôtel était dans l'ombre, malgré quelques lampes basses allumées ici et là. La peinture des murs, du vert profond au mauve sombre, absorbait les moindres rayons qui auraient eu l'idée de s'aventurer dans cette salle obscurcie par des tentures pendues aux fenêtres. Sur le bureau de l'accueil, il y avait une petite lampe style salle de lecture en bibliothèque, qui éclairait un sous-main en feutre et une sonnette en cuivre. Un message sur la porte prévenait : “En cas d'arrivée le lundi [jour de fermeture de l'hôtel], appelez le 06…”
J'ai sorti mon Iphone. L'écran luminescent dans le noir d'encre m'a vaguement rassuré. J'ai composé le numéro indiqué : un portable a sonné à trois mètres devant moi, sur le bureau, tandis qu'une voix venue de la même direction lançait «Hôtel Hermitage, bonjour !» J'ai sursauté, au point que mon sac à dos a glissé de mes épaules vers le bas, tirant mes bras en arrière. J'ai cru qu'on venait de me saisir pour me mettre des menottes. Puis j'ai repris mes esprits, je me suis  rajusté et je me suis dirigé vers la femme qui venait de répondre à son portable. La situation était grotesque. En m'approchant d'elle, j'ai vu un vague sourire de surprise et d'amusement plisser ses yeux derrière ses lunettes demi-lune.
Elle m'a tendu ma clé, je suis monté vers la chambre 23. L'escalier aux marchés de bois grinçantes était sombre, décoré avec des peintures faites à même les murs verts. J'ai reconnu un François 1er grimaçant, avec une lippe monstrueuse. Il y avait un Louis XIII ou un Louis XIV en pleine crise de goutte. Au 2e étage, j'ai croisé un Duguesclin figé au garde à vous, qui avait l'air de s'être planté l'épée dans le bas ventre. Ma chambre était la première à l'étage. Quand j'ai mis la clé dans la porte, une porte marquée "Sans issue - No exit" s'est ouverte brusquement juste à droite et un vieil homme est sorti, un chiffon à la main. Il ne m'a pas dit bonjour mais il a lancé un «Ah ! La chambre 23…» entendu. J'ai commencé à prendre peur, je suis rentré précipitamment dans ma chambre et j'ai fermé à double tour.
La chambre donnait sur les toits de Cognac. Le soleil rasait les tuiles rondes. Le clocher tout proche a sonné huit heures. Le temps de déballer mes affaires, de trouver le wifi et de prendre une douche, je suis redescendu. L'hôtel était silencieux et toujours sombre. Le jour avait disparu. L'entrée était dans la pénombre. La lampe sur le bureau de l'accueil était toujours allumée : j'ai vérifié, il n'y avait plus personne à côté. J'ai laissé ma clé au numéro 23, avec le sentiment d'être le seul occupant car toutes les autres clés étaient accrochées au panneau.
IMG_1188 Dehors, la rue d'Angoulême était déserte. Je suis descendu en direction de la Charente, avec l'espoir de trouver un café ou un restaurant ouvert. Arrivé sur la place d'Armes, le silence m'a frappé. J'ai marché encore un peu et puis j'ai perçu des bruits de discussion. Je me suis approché d'un immeuble en retrait : ça venait de là. A mi-hauteur, il semblait y avoir une fête derrière les volets clos. J'apercevais un bras tenant un verre. On avait l'air de s'amuser, si ce n'était les cris sourds que je percevais derrière le ronron des conversations banales qui me parvenaient.
J'ai obliqué à droite de la maison de la Lieutenance. J'ai voulu m'attarder pour observer les colombages de cette bâtisse ancienne. J'ai eu comme un frisson car je me sentais observé. Alors je suis reparti en pressant le pas dans la rue Grande, qui se tortillait sans me donner beaucoup d'espoir de déboucher quelque part. Enfin, j'ai aperçu avec soulagement les soubassements épais du château. Je suis passé sous une poterne dans laquelle s'encadrait le fleuve. Les quais de la Charente était déserts. L'eau coulait sans bruit. Quelques poissons immobiles se laissaient paresseusement caresser par les herbes d'eau couchées par le maigre courant.
J'ai longé la maison Hennessy. En face, de l'autre côté du fleuve, je percevais des conversations, mais sans voir personne. L'air était doux, sans vent, tout était comme figé. En remontant par la rue Alfred de Vigny, j'ai remarqué un groupe de gens derrière des grilles, qui avaient l'air de terminer un marché. Je n'ai pas osé m'approcher. Ils en m'ont même pas regardé : ils semblaient affairés à une besogne que je distinguais mal. J'ai continué ma marche dans la ville silencieuse. De sombres pensées commençaient à accaparer mon esprit. J'ai imaginé qu'une bombe à neutron avait rayé la population du monde des vivants, laissant les bâtiments intacts. Mais ça ne collait pas avec les conversations que j'entendais au loin ici ou là. Un détail me troublait : je n'avais pas vu de gens seuls, uniquement des groupes assemblés.
De retour place François 1er, je me suis senti revivre en voyant quelques groupes attablés aux terrasses des cafés. La taverne du Drap d'or m'a tendu les bras. La dame qui m'a reçu a pourtant fait une drôle de tête quand je lui ai dit que je voulais dîner dehors. Je suis passé le long du bar pour me diriger vers la terrasse donnant sur la place. Elle est arrivée quelques minutes après avec le menu. Je me suis retourné pour regarder à l'intérieur du restaurant. Il y avait un néon bleu bourdonnant, torsadé autour du chambranle de la porte. Derrière le bar, posé sur une étagère, à portée de main, un gourdin au manche noirci à l'extrémité où on l'empoignait indiquait qu'on s'en servait souvent. J'ai commencé à siroter ma Grimbergen, puis le patron a déposé sur ma table le magret sauce Cognac que j'avais commandé, en guettant les alentours. En face, les terrasses des cafés s'étaient vidées d'un coup. Je n'ai pas eu le temps d'attaquer mon plat. Juste à ce moment-là, un clocher a sonné 10 heures du soir et le premier spectre a pointé son nez au coin de la rue du 14 juillet.

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