C’était dimanche, je cassais des noyaux pour récolter les amandes, puis les émonder et les ajouter à ma confiture. Comme ma grand-mère, il y a si longtemps, me l’a appris. Je cassais les noyaux d’abricot pour elle. C’était un petit plaisir, ou plutôt un grand car c’était l’occasion unique de manipuler le marteau de mon grand-père sans risquer sa colère, laquelle était d’ailleurs justifiée car pour nous autres, les enfants, tous ses outils étaient autant de dangers que nous ignorions. Bien des années plus tard, je le comprendrais mais là, je n’étais encore qu’un enfant et la remise qui lui servait d’atelier ressemblait pour nous à un petit paradis plein de mystères. Je ne revois plus très distinctement les outils accrochés au mur, ni l’établi. Tout juste ai-je l’image de la porte, et de la fenêtre, presque une lucarne, qui donnait sur la cour. Cette cour toute petite où l’été on sortait une bassine pour la toilette, qui se faisait l’hiver dans la cuisine. Il n’y avait pas de salle de bain dans cette petite maison. Et les toilettes étaient au fond de la cour. Ce n’était pas le grand luxe mais tant de souvenir heureux m’en reviennent. Voilà trente ans qu’ils sont partis. Voilà trente ans que je ne peux plus leur dire les « je t’aime » que je ne leur ai jamais dit, qu’on ne dit pas quand il est temps.
Combien de fois pourtant ai-je dit « je t’aime » à tort et à travers ?
Ces femmes que j’ai croisées, dont j’ai partagé le lit, les ai-je aimées ? Je pense bien sûr à celle que j’ai nommée Raphaëlle pour raconter notre histoire en un roman où je ne sais plus guère démêler la réalité de l’invention, de ce que j’ai ajouté ou tellement modifié pour me faire croire que j’écrivais un roman et non juste le récit de mes aventures bien ordinaires. Il y a eu entre nous des instants d’amour, sincères mais si éphémères que je ne sais plus les distinguer parmi les illusions et les mensonges. Je n’ai écrit tout cela que pour m’en débarrasser, tourner une page en acceptant de m’être trompé. Les mots sont dans ce texte, quelque part : « nous aurions pu rester amants longtemps, nous voir plus ou moins régulièrement, passer de temps en temps une nuit ensemble, peut-être même nous accorder quelques escapades ». Je savais au fond de moi qu’il n’y avait rien de plus. Elle le savait aussi, mais nous avions tous les deux un vide à combler. Je comprends aujourd’hui que le mot amour était excessif.
Je crois qu’on n’aime vraiment que très peu de personnes dans une vie. On dépense son capital d’amour pour ses parents, ses grands-parents, puis ses enfants. Et ce qu’il reste va aux êtres avec qui l’on partage parfois ces enfants, parfois quelques nuits ou quelques instants fugaces qui restent gravés à jamais.
On ne peut pas gaspiller l’amour. Et on le connaît mal, il se cache parfois, se laisse déborder par la haine quelquefois. Plus j’y pense et plus je réalise que l’amour véritable entre deux êtres, c’est celui qui revient, celui qui s’impose quand on le croit moribond, quand on ne croyait plus en lui. C’est ce qui reste quand tout a disparu. Quand on réalise que cet être là, qui est près, que l’on voyait si loin, c’est la personne que l’on voudrait tenir dans ses bras quand la mort viendra. Sans doute en vieillissant est-on obligé d’accepter que l’on n’est pas éternel, que chaque jour qui passe est un jour de moins qui reste à vivre.
Mais un jour à vivre avec elle.