Figure « phare » du cinéma américain indépendant, Abel Ferrara, réalisateur déjanté de L’Ange de la vengeance et de Mary est récompensé à Locarno par un Léopard d’honneur. Entretien.
Comment dire la violence du monde actuel ?Comment la rédemption s’y manifeste-t-elle ? Et quel rôle l’artiste peut-il jouer dans une société en perte de valeurs, fuyant dans le cynisme ou les faux-semblants ?
Telles sont les questions, entre autres que pose l’œuvre radicale, voire provocatrice, d’Abel Ferrara, qu’on peut situer dans la filiation d’un Sam Fuller, d’un John Cassavetes ou d’un Pasolini. Révélé en 1981 avec L’Ange de la vengeance, un film aussitôt marqué par les forces en lutte de l’amour et de la violence, Abel Ferrara développa ensuite une œuvre renouvelant la mythologie du film noir, dans The King of New York (1990) et Bad Lieutenant (1991), au fil d’une vision traversée par une quête du sacré à caractère religieux, comme dans Mary (2005). Ces quatre films seront d’ailleurs projetés à Locarno, où Abel Ferrara vient recevoir un Léopard d’honneur pour l’ensemble de son œuvre.
Nous l’avons rencontré dans la cour ducouvent locarnais de La Magistrale, il a filé vers un bar voisin où il s’est commandé un « macchiato » et une glace à une boule. Nous n’avons bu que de l’eau après qu’il eut modulé un air de blues sur son harmonica…
- Une polémique locale vous présente ces jours, à Locarno, comme un démon provocateur recourant à laviolence et au blasphème. Comment le prenez-vous ?
- Qui m’accuse ? Et quels sont les arguments de cet accusateur ?
- Il s’agit d’un éditeur tessinois, Armando Dadò, qui avait déjà attaqué l’an dernier les choix d’Olivier Père, et qui vous trouve indigne d’un Léopard d’or…
- Diable ! Mais lequel de mes films juge-t-il ? A-ti-il vu Mary ?
- Il semble qu’il n’ait vu aucun de vos films. Il juge par ouï-dire. C’est d’ailleurs ce que lui reproche le journal La Regione, relançant la polémique. Or cela vous arrive-t-il d’être jugé comme ça aux Etats-Unis, par des moralistes qui n’ont pas vu vos films ?
- Je n’en sais rien et je m’en fous. Je fais des films, et je ne peux pas mes soucier de ce qu’en pensent les gens. De plus, donner son avis sans connaissance de cause est la négation même de la pensée et de la conversation. Si ce Monsieur Dadò est un catholique, comme vous me le dites, il faut qu’il voie Mary. Ensuite nous en reparlerons…
- Pensez-vous qu’on puisse lutter contre la violence par la violence ? Et comment ?
- La violence, vous savez, est absolument omniprésente dans notre monde, et souvent où on ne l’attend pas ou ne la voit pas. Une polémique sans objet, à ce propos,est une violence. Certains discours contre la violence sont encore des violences, souvent inconscientes. En outre il y a une violence bonne, meilleure que la fausse entente. Et puis, dénoncer la violence n’est rien : ce qui m’intéresse est de faire sentir d’où elle vient et où elle va, à travers notre corps et notre esprit, nos pulsions et les forces contraires de la société…
- Quel public touchez-vous aux States ?
- Il est évidemment restreint et particulier. Je suis quelqu’un, vous le savez bien, de borderline, et il est avéré que mes films ne sont appréciés que d’une minorité qui ne se laisse pas embarquer dans les grandes machines tournant à vide. Mais je ne m’en flatte pas pour autant…
- Est-il difficile, pour un réalisateur de votre espèce, de trouver un producteur ?
- C’est difficile, mais ce n’est pas le principal. Je vois que, pour beaucoup de jeunes réalisateurs, c’est en effet de plus en plus difficile, et pourtant les films se font, vaille que vaille, et c’est ça qui compte.
- Quels jeunes réalisateurs américains vous intéressent-ils ?
- Il y en a, il y en a pas mal. Je ne vais pas vous citer de noms, mais il ya des gens intéressants dans la nouvelle génération. Je ne vais pas beaucoup au cinéma, mais je crois que les jeunes ne sont pas pires que nous et que ça va continuer comme ça.
- Êtes-vous un lecteur ?
- Yes, sir. Mais pas pendant que je prépare un film. Là, je me concentre sur la chose. Cependant je lis des tas de livres et je me sens proche, en particulier, de gens comme T.C. Boyle ou Cormac Mc Carthy, qui me semblent des types sérieux.
- Que représente pour vous la reconnaissance du Festival de Locarno ? Et la tournée des festivals, en général, vous importe-t-elle ?
- Tout ça fait partie du job consistant à faire des films. C’est un peu fatiguant de venir de New York à Locarno et ensuite de revenir et de repartir à Venise. Aussi, parler de soi et pas du détail des films est souvent ennuyeux, mais je le fais, vous voyez. Vous reprenez encore un peu d’eau ?