L’incroyable destin de Clarisse Manzon (25) : les débuts d’un procès inique
L’audience s’ouvrit le 18 août. Après avoir assisté à la messe célébrée à l’église Notre-Dame, la cour et les trente-six citoyens, escortés de la garde nationale, se rendirent dans l’ancien couvent des cordeliers, siège de la cour d’assises. Les Ruthénois ne furent pas en reste et se rendirent en masse sur les lieux. Malgré l’importance du service d’ordre, une bousculade fit plusieurs blessés. Les dames de la bonne société du Rouergue avaient trouvé place dans une galerie spécialement aménagée à l’attention de celles qui avaient versé une obole de 10 francs au profit des pauvres de la ville. Les prévenus avaient été installés selon un ordre qui ne devait rien au hasard. Bastide-Gramont, Jausion, Collard, Anne Benoit et Bach se retrouvèrent sur le banc supérieur des accusés. Bousquier eut droit au banc inférieur. Entre les deux, Mesdames Jausion et Galtier étaient en position intermédiaire. La salle faillit chavirer d’émotion lorsqu’elles s’élancèrent en larmes au cou de leur mari et de leur frère. La disposition choisie n’avait rien d’innocente. Les personnes sur lesquelles pesaient, selon le ministère public, la plus grande culpabilité occupaient les bancs supérieurs. Bousquier, qui par ses « aveux », avait puissamment aidé le procureur, semblait sciemment dissimulé. Je ne peux m’empêcher de penser que cette disposition semble préjuger du degré de la culpabilité des accusés. Ce langage des signes est une atteinte à la liberté des juges parce qu’elle en est une à l’égalité des prévenus devant la loi. Mais je suis là depuis bientôt cinq mois et j’ai compris depuis longtemps, grâce à mon ami Blaise, que la justice n’était pas l’objet de ces débats. Les libelles, qui circulent dans Rodez, dressent d’ailleurs un portrait peu reluisant des accusés. Jausion y est présenté comme « petit et fluet ; l’ensemble de ses traits n’a rien de flatteur. Il a fait ses études à Rhodez, mais il en a peu profité, il s’est fait remarquer dans sa jeunesse par beaucoup d’emportement et par une conduite peu régulière ». Pour les prévenus issus des basses couches de la société, les descriptions atteignent les sommets de l’immonde. « Nous voyons la femme Bancal et dans son mari à quel penchans féroces conduit l’immoralité ; ce dernier est décédé en prison : il court de sinistres bruits sur la cause de sa mort. La femme Bancal n’est pas douée d’une figure heureuse ; la dissimulation et la ruse y sont empreintes ».
Annoncée par huissier, la cour fit son entrée en grandes pompes. Une fois l’audience déclarée ouverte, on procéda au tirage au sort du jury. Le ministère public récusa soigneusement tous ceux qui pouvaient apparaître peu dociles. Certains ce récusèrent d’eux mêmes, ne voyant pas comme un privilège de siéger dans une pareille affaire. Ainsi le docteur Rogery avait décliné l’offre en prétextant ses obligations de médecin et son amitié pour Jausion. Le jury fut finalement composé de six maires, un conseiller général, deux percepteurs, un propriétaire et un négociant, tous acquis, en raison de leur position sociale à la cause du ministère public. La lecture de l’acte d’accusation pouvait commencer. En même temps débuta la plus invraisemblable des fables qu’on n’ait jamais entendue dans une cour d’assises. Aucun des ragots, sortis des imaginations les plus délirantes, ne nous fut épargné. Dans la maison Bancal se jouait la hideuse comédie de l’assassinat, au son des vielles mises en route pour couvrir les cris du malheureux Fualdès. Les détails odieusement arrachés aux enfants Bancal permettent au ministère public de raconter une scène cauchemardesque. On y voit la victime étendue sur une table, au milieu de la multitude d’assassins s’agitant dans la minuscule pièce, sous l’œil épouvanté de la petite Magdeleine et en présence des porcs qui se repaissent de son sang. Après quoi, pour accompagner le corps du supplicié, la bande de malfrats organisa un cortège dans les rues les plus éclairées et fréquentées de Rodez.
Pendant la lecture du soi-disant acte d’accusation, Clarisse Manzon était retenue dans la salle des témoins et assaillie par la foule des bonnes gens qui lui criaient : « Mais révélez donc la vérité ; que craignez-vous ? Pouvez-vous prendre le parti des scélérats ; ils sont en horreur de toute la France, vous seule voudriez les sauver ? ».
Une lointaine cousine, Mme Castel, horrible mégère manipulée par le préfet, la prit même entre ses griffes pendant plus de deux heures pour l’intimider à grand renfort d’arguties. « Prenez garde cousine, vous soutenez que vous n’étiez pas chez Bancal le 19 mars, vous pourriez être accusée de mensonges. Il y a un témoin qui affirme le contraire. Le 20 du même mois, Magdeleine Bancal lui a porté un bonnet à faire qu’une dame lui a donné et il se trouve que l’étoffe est conforme à une de vos robes. Et puis, quel mal y a-t-il à vous être trouvée dans une maison de prostitution. Vous n’en serez pas moins une honnête femme si vous aidez à la connaissance de la vérité, tout le monde vous en louengera ».