Old Man

Publié le 14 août 2011 par Stephanenyc @500mots

Mon quartier a changé au cours des 10 dernières années. Ma première visite à Fort Greene, au printemps 2001, m’avait passablement secoué. Je pourrais produire 500 mots rien que pour caricaturer le contraste écœurant entre les tours de Wall Street et les (mauvais) tours de Bed-Stuy, les fenêtres de verre, les facettes de la misère urbaine. Mais plutôt que de m’égarer dans une diatribe mélodramatique, je préfère résumer mon sentiment initial du quartier au surnom de son avenue principale: Murder Avenue.

Depuis, la majorité est devenue la minorité. La plupart des nouveaux venus n’ont emménagé que ces cinq, six dernières années. Ils ont plus d’argent, moins d’enfants, et ils ont la mémoire courte. Cinq, six ans.

Dans ma rue, y a un vieux monsieur. Il habite ici depuis toujours. Juste en face. Il est seul. Sa femme est morte il y a longtemps. Le vieil homme est assis sur les marches de la maison, tassé, les mains croisées sur le pommeau de sa canne. Ses yeux gris contemplent le vide. Le temps qui érode.

Un sablier en fin de vie.

Une jeune femme passe. Poussette à $500 et sacs de commissions débordant de verdure. La nouvelle vague. Elle s’arrête et salue le vieil homme aux yeux gris. Il sourit, articule avec peine un mot gentil pour l’enfant dans la poussette. Il parle doucement, d’une voix fatiguée.
Je n’entend pas ce qu’il dit. Je suis trop loin. Je l’évite, le vieil homme aux yeux gris.
Comme la peste.

Mon amie Jackie est née dans cette même rue, il y a une trentaine d’années. Elle a grandi à Fort Greene. Elle est la première à l’admettre; tout a changé par ici. Tout sauf la mémoire. Jackie connaissait bien le vieil homme aux yeux gris, quand il était moins vieux. Le vieil homme aux yeux gris cognait sa femme. Du matin au soir, jour après jour, semaines, mois, années.

Elle était gentille, la femme du vieil homme aux yeux gris. Lorsqu’elle a quitté ce monde, les gens du quartier ne savaient que penser, partagés entre tristesse et soulagement.
Tristesse, car tous le monde l’aimait bien. Soulagement, car tout le monde l’aimait bien.

Les nouveaux venus n’ont jamais connu la femme du vieil homme. Ils se savent rien de sa lente agonie, des gifles, des coups de poings. Les fantômes sont invisibles à ceux qui ne regardent avec leurs yeux plutôt qu’avec leur mémoire. Les nouveaux venus ne voient qu’un vieil homme, seul sur les marches d’un brownstone, ses mains sur sa canne, son regard gris perdu entre deux mondes.
Il fait de la peine, le vieil homme aux yeux gris.
Comme la peste.