CINÉMA
Je connaissais les 15 planches fameuses des gravures sur bois illustrant L’Apocalypse, le texte des Révélations de Jean… et puis cette « Melancholia-I d’Albrecht Dürer datant de 1514.
Melancholia de Lars Von Trier… Ou la « Sixtine » d’un cinéma du chaos. «Mélancholia» ou cette attitude intrigante d’un ange aux humeurs féminines qui rappelle celle de Job dans le Retable « Jabach ». Dürer, Lars Von Trier… Je ne sais pas ?! Sartre, Goya bien sûr !… Baudelairien !
On a d’abord cherché à trouver la bonne distance dans une petite salle d’un cinéma de quartier. C’est-à-dire un peu trop près de l’écran entre le troisième et le cinquième rang. Un vieux reflexe de cinéphile pour se persuader un instant de tout réussir à contrôler parfaitement des angles morts et des lignes de fuite. La position idéale pour assister au spectacle de sa propre mort sur grand écran. La fin du monde en un prologue intransigeant d’une rare beauté, et deux actes filmés avec cette sorte d’intelligence propre à quelques grands peintres de la renaissance. Disons Jérôme Bosch pour commencer. Bosch et Grunwald pour rester synchrone de ce même côté des Alpes… Bosch placé sous la baguette de Wagner en personne, ou disons celle au moins de son ami Hermann Levi dans sa conduite de Tristan et Isolde à Bayreuth. (Ce Wagner combattu par Nietzsche pour ces idées franchement antisémites). Oui, bon. Comment dire ?... le sujet d’un scandale qui n’en finira jamais. Nietzche contre Wagner pour qu’on ne confonde pas tout. Ce Wagner mort à Venise pour faire plaisir à Monsieur Visconti. Ce proustien de Visconti qui pour sa part fit figurer Gustav Mahler, Moussorgski et Beethov à son générique pour son adaptation de l’œuvre cultissime de Thomas Mann. Ce Beethoven embarqué lui aussi sur le navire amiral nazi avec Wagner et Bruckner, allez savoir ce que l’art peut encore nous réserver… Céline, Ciorian… Les amours sataniques de Lars Von Trier avec Wagner alors !… Ces conférences de presse ineptes et ce concert pathétique permanent des petites « gallianauseries » sans panache sur You Tube…. Toute cette nausée médiatique. Le bavardage évangélique, la vérité de catéchisme, les certitudes d’autels numérisées à tout va…. Oui, voilà. Mais revenons plutôt à ce « Jugement dernier ». Ce chapitre 20 de l’Apocalypse de Jean, brossé en 2:35 Dolby Digital HD.
Melancholia… du nom de cette mystérieuse gravure de Dürer (peut-être une des plus célèbres du monde). Albrecht Dürer. Encore un allemand ! Un génie. Le maitre germanique le plus grand de son temps. Une gravure, ou comme certains l’affirment : « une suite » de trois œuvres au burin de signification allégorique fort complexe… datant du tout début du XVIe siècle sur lesquelles depuis les érudits de tout acabit ont planché. D’abord cet ange soucieux de 1514 qui donnera plus tard ce fameux « spleen baudelairien. Cet ange ou plutôt ce génie « saturnien » plié sous son carré magique à 16 cases (le premier apparu en Europe, dit-on). Un ange céleste et ses attributs… ses outils de construction, disons… triviaux, pour une créature de cette condition si élevée. Un ange affligé, pile dans la trajectoire d’une comète fichée au cœur d’un pont mythique, une arche de couleurs annonciatrice d’un solde de tout comptes à régler en temps et en heure. (Un ange, « wagnérien » dirons-nous plus tard…) ; Et puis ce « St Jérôme à son étude » ; ou ce « Chevalier ». trois gravures tirées de la séquence célèbre dite de Meisterstiche. Les symboles du feu, de l’air et de l’eau pour certains (ou plutôt cette triade sidérale à laquelle on aurait aussi rajouté la terre pour avoir de quoi s’amuser un peu ici bas des forces géométriques qui nous tirent sans cesse par les pieds).
Cela ou autre chose comme la tentative d’une allégorie aux quatre humeurs essentielles prescrites à l’époque ou vivait ce « da Vinci" du Nord, selon le thème de la chute de l’homme. Bref, nous ne savons rien vraiment de définitif à propos de ce travail sur la mélancolie, d’un artisan graveur du XVIe siècle qui inspire aujourd’hui une œuvre audiovisuelle d’envergure promise d’emblée aux critiques les plus sourdes. Un monument du cinéma européen privé de son église naturelle pour quelques rapidités d’esprit incongrues sur le sujet du mal indicible élevé au rang de beauté monumentale. Un monument, et peu importent vraiment, les postillonneries post-canoises, le verbiage facile ou les confabulations de comptoir. L’ensemble est sans intérêt face à l’immense dépression flanquée par ce Mélancholia dans le paysage cinématographique insipide de cet été qui se termine avant d’avoir vraiment commencer. Un film catastrophe d’un genre totalement inconvenu. Un cataclysme dans l’ordre de la multitude de bandes hollywoodiennes à gros budget sur le sujet de notre fin annoncée à tous. Le tableau est profond et tout ce qu’il y a de plus habile. Un Caravage ou un Michel Ange… Une « Sixtine », disais-je… dans la matière des films de genre et de chaos ! (Et tant pis pour le caractère empesé des superlatifs ici utilisés). Un tableau Délectable à tout points de vues. Un sujet philosophique à tiroirs où le sentiment de nature l’emporte sur la grammaire critique d’un bout à l’autre des deux grands chapitres. Deux actes d’une poésie insensée pour notre époque de flux hyperactifs.
D’une certaine façon, le film et son teint de façade, proprement « nihiliste » propose une lecture en creux de l’impression de matérialité concernant notre rapport au monde. Ce sentiment d’une frontière difficile à mesurer entre une réalité possible et tout ce qui relève de la fiction. Une peinture inspirée par la géométrie des relations humaines et des engrenages amoureux, l’ensemble circonscrit aux seuls principes de leurs représentations symboliques. Ni plus ni moins. (Effacez donc ce blason sur le drapeau, et votre fier étendard redeviendra alors ce simple chiffon). L’amour… comme un « slogan » publicitaire placardé aux frontons des églises et des parlements de toute nature avant le grand déménagement annoncé. De l’amour… ou de l’affect dans les rapports humains en général, mais du côté de Schopenhauer pour vous dire les choses simplement. Une des clés pour rapprocher ce Lars Von trier du radeau idéologique wagnérien, mais passons. Notre rapport à la terre et aux étoiles à travers une visée franchement fataliste. Cette ostensible et récurrente manière de vouloir exister… mais pour rien. Oui, comment vivre après Nietzche ?!... seuls et affranchis dans ce grand désert céleste. Seuls et sans déité d’aucune sorte. Seuls et dans le tombeau glacé de nos anciens protecteurs. Melancholia de Lars Von Trier est une condamnation sans appel du principe d’osmose originelle consenti au genre humain. L’affaire d’un simple match de coïncidences plutôt !... où les rendez-vous solennels avec l’intelligence cosmique peuvent prendre des allures de compétitions radicales… Une géométrie des rencontres fortuites mise en scène comme on pratique ces opérations à cœur ouvert loin des couvents et de toutes autres formes de monastères. Une séance de beauté pure et affligeante, tragique pour l’espèce. Une leçon de rêverie morose sous la pâleur exquise de Saturne. Cet espace d’origine où la mentalité d’intuition finit par l’emporter sur toute autre force inspiratrice. Saturne esprit du monde, le doyen de l’Olympe. Saturne le créateur contre Jupiter qui seulement gouverne… Voilà l’invention moderne de la Renaissance. L’imagination… L’instrument de contemplation élevée bien au-delà du sens pratique. L’humeur mélancolique gage de toutes les sciences d’avant garde et de l’ultime conscience du monde qui nous entoure.
MELANCHOLIA : BANDE-ANNONCE
Mélancholia est une descente aux enfers qui peut se décrire exactement avec les arguments du contraire. Ce « bonheur d’être triste » disait Victor Hugo. La mélancolie comme l’angoisse du néant, la détresse à l’orée des trous noirs. La vie de l’homme souillé par le pêché originel bien sûr !... La mélancolie comme une nature infinie qui vous submerge jusqu’à la félicité. Une affliction si forte qu’elle finit par se dévorer elle même à l’image de Cronos qui dévorait ses propres enfants. Comme Baudelaire à son époque qui fut décrété infâme et tout à fait méprisable pour avoir su extraire la beauté de l’horreur dans « Les fleurs du mal », Lars Von Trier s’extasie de l’atroce condition humaine bien au delà des mouvements de foules subjuguées de son temps. Baudelaire et Lautréamont si l’on veut se risquer au jeu des filiations poétiques dans la matière philosophique du sensible opposée aux écoles du sens commun et de la morale générale. Tous des « saturniens »… Lars Von trier : Un voyant. Un de ses ouvriers de la sorcellerie évocatoire touché par la grâce du « Grand maléfique » dirait un vieil astrologue. Saturne, le héro civilisateur du panthéon romain, en tant qu’il représente la puissance intellectuelle placée très au-dessus de nos simples attaches terrestres. Lars Von Trier en génie du christianisme, mais dans sa version forcément la plus critique...
Dans le tableau final de Mélancholia de Lars Von trier, c’est Justine/Kirsten Durst (la mélancolique), la saturnienne qui sauve le monde au lieu de Claire/Charlotte Gainsbourg qui pourtant s’escrime à le faire depuis le début dans un mouvement ininterrompu d’une sorte d’agitation morale et convenue. Justine, la « wagnérienne »… sauve le monde et le genre humain grâce à ce vieux subterfuge de la cabane symbolique dressée contre les forces naturelles maléfiques. Le pouvoir de l’imagination, celui de la contemplation dressée comme un ultime rempart aux effets récalcitrants du chaos primordial. Un humanisme, même si cela peut en choquer certains.
NÉON™