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15 août | Jean-Pierre Rosnay, Cap Corse

Publié le 15 août 2011 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

Ruines
Ph. angèlepaoli


CAP CORSE

À Jean-François Marsat-Subrini


  J’ai tiré la table de bois brut sur la terrasse.
  Je l’ai libérée de sa nappe de matière plastique.
  J’écrirai mieux en contact direct avec le bois.
  Je le sens sous mon avant-bras,
  sous ma main gauche qui tient la feuille du bout des doigts,
  tandis que la main droite construit la ligne d’un bout à l’autre.
  Mes mains font confiance au bois ; je sais que je puis compter sur elles, pour qu’elles prennent la juste part du poème à naître.
  Je suis torse nu, parmi l’air, le ciel, les ruines.
  Ce ne sont pas les ruines de Pompéi ou du Parthénon.
  Les élèves de l’École du Louvre n’en entendront pas parler.
  Humbles  ruines  d’une  petite  maison  de  petits  paysans  corses,  ruinés par l’incurie de gouvernements successifs, qui n’avaient pas inclus dans leurs vastes plans cette île splendide et sauvage, jaillie au milieu des flots, comme la main d’un noyé entre deux vagues.
  Là-bas, juste en face, si je lève les yeux, je vois le couvent où, (m’a dit le maçon), il y a deux ou trois cents ans tournaient les moines.
  C’était grande fête au quinze août. Chacun se levait à cinq heures du matin, pour aller retenir sa place à l’ombre d’un arbre. Les artisans de Dieu ont déserté ce poste avancé près du ciel.
  Si du moins j’entendais le chant des cigales !
  Hier, les enfants ont, par erreur, écrasé le grillon au fond de la baignoire. C’est une grande perte et un signe fâcheux que nos enfants, qui savent presque tout de l’informatique, ne sachent plus distinguer un grillon d’un cafard ou d’un scorpion.
  Un taon tourne autour de moi. Je n’en ai cure. On se connaît bien tous les deux. Avec entêtement, il veille sur ce que j’écris.
  Nous, de la nature, les taons, les poètes, les oiseaux, les escargots, les scorpions, les peintres, les musiciens, les ânes, nous avons conscience de nos responsabilités.
  Midi moins cinq. Ce matin, à Ortali, nous sommes un peu tristes ; par mégarde, deux enfants ont tué l’ami du foyer, le gentil petit musicien, l’ami du couple et des enfants, le chanteur qui chantait gracieusement la nuit comme le jour.
  On le devine, la télévision, la radio, les journaux n’en ont pas soufflé mot. Mais moi, en vertu des pouvoirs qui ne m’ont pas été conférés, j’espère de quiconque lira ou entendra ce poème, une minute de silence.
  Le grillon est mort. Que le vent et les oiseaux déchirent le ciel et l’aillent dire à qui de droit, aux cinq coins de l’univers.


Jean-Pierre Rosnay, Danger Falaises instables, Collection le Club des Poètes, 2002, pp. 192-193-194.



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