Peter Downsbrough
Alors, je ne sais pas si je vais m’en sortir et parvenir à embrancher un certain nombre de fils que je déroule ici, mais il me semble que ça vaut le coup d’essayer. Je voudrais revenir sur la dédifférenciation, je voudrais tenter de dégager comme elle est au cœur de notre recherche sur le dire/penser/agir, en prenant un point qui me paraît faire jonction entre concevoir et organiser.
Je suis tombé sur quelque chose de tout à fait délicieux en parcourant la transcription... c’est un peu plus qu’une simple transcription... d’un cours de Foucault nommé La Naissance de la biopolitique. C’est curieux puisque ça n’a rien à voir avec le cœur de son argumentaire, c’est une sorte de détail ou d’exemple qu’il prend en passant, mais qui excite mon intuition assez pour savoir que je vais pouvoir en faire quelque chose. C’est vers la fin du cours, au moment où il expose comme certains doctrinaires... ou idéologues... enfin on voit bien pourquoi je les appelle comme ça, néolibéraux, parviennent à lire toute l’activité humaine, c’est-à-dire y compris l’activité sociale, à travers une grille économique. En d’autres termes, disons grossièrement que pour eux tout est économique. Ils finissent donc par penser ce que Foucault appelle l’homo œconomicus. Bon. C’est très intéressant, mais ce n’est pas du tout ce qui va m’occuper ici.
Je continue. Foucault s’amuse avec cette conception, la décline et en vient à démontrer que raisonner est déjà une activité économique. D’abord, forcément, il pose les grandes lignes de qu’est-ce que ça va être une activité, précisément il dit « conduite », économique. Ca va être : « ces conduites qui impliquent une allocation optimale de ressources à des fins alternatives » (M. Foucault, Naissance de la biopolitique, p. 272). Alors je ne sais pas pourquoi il le formule comme cela, d’habitude il est plus clair et moins coquet, du moins dans ces cours, mais toujours est-il que ça veut dire faire quelque chose, plutôt le meilleur de ce qu’on peut faire, avec les moyens dont on dispose, avec l’idée, évidemment, de tirer le maximum, par exemple de profit ou autre, et l’idée d’organiser les moyens. Bon, ça c’est posé. Il en vient donc à décrire ce qu’il appelle la « conduite rationnelle » de telle façon qu’il en dégage des similitudes : « « Une conduite rationnelle comme celle qui consiste à tenir un raisonnement formel, est-ce que ce n’est pas une conduite économique au sens où on vient de la définir, c’est-à-dire : allocation optimale de ressources rares à des fins alternatives, puisqu’un raisonnement formel ça consiste en ceci que l’on dispose d’un certain nombre de ressources qui sont rares – ces ressources rares, ça va être un système symbolique, ça va être un jeu d’axiomes, ça va être un certain nombre de règles de construction, et pas toute règle de construction et pas n’importe quel système symbolique, simplement quelques-uns –, ressources rares que l’on va utiliser optimalement à une fin déterminée et alternative, en l’occurrence une conclusion vraie plutôt qu’une conclusion fausse vers laquelle on essaiera d’aller par la meilleure allocation possible de ressources rares ? » (ibid., pp. 272-273).
Vous voyez l’astuce qu’il y a à poser activité économique et conduite rationnelle comme cela. Que toute activité soit économique, y compris par exemple raisonner, ça pourrait bien faire mon affaire... Mais vous ne serez pas étonnés que je veuille inverser cette proposition... que l’économie et toute l’activité humaine occidentale soient rationnelles, là vous devez commencer à pressentir ce qui a attiré mon attention dans un cours qui parle de parfaitement autre chose. Vous voyez bien comme cela vient... comment dit-on... apporter de l’eau à mon moulin ? Forcément, on s’organise comme on pense, et ce sont bien de ces jeux de « systèmes symboliques » et de ces « règles de constructions » que découle l’économie et non tout à fait l’inverse... C’est bien pourquoi je m’en prends, farouchement même, au rationalisme et à ses mécanismes, parce que c’est le nerf de la guerre.
Alors il faudrait dénoncer l’inefficacité d’une organisation qui identifie/différentie des ressources ou des moyens et circonscrit et rabat sa parade d’adaptation dans une conduite grossière, schématique, narcissique, délirante et aliénante... Il faudrait voir comme elle se prend les pieds dans des effectuations qui n’en finissent pas de courir et font contre-feu. Mais j’ai déjà assez dénoncé le pouvoir magique comme cela. Je vais plutôt parler d’autre chose pour avancer mon point.
L’autre jour, précisément hier, mais j’imagine qu’on s’en fiche, je revenais sur cette histoire de nécessités/possibilités pour quelque chose qui pourrait constituer un livre qui pourrait s’appeler « prolifération » ou quelque chose comme ça, mais de cela aussi on se fiche ici. Peu importe. Toujours est-il qu’il me semble qu’on est à l’os avec cette histoire de nécessités/possibilités quant à l’activité humaine. Je reprenais cela autrement, parce que je n’aime pas installer une bonne fois pour toutes les choses, c’est bien pourquoi mes concepts ont plusieurs noms qui ne se recoupent jamais tout à fait, avec une histoire d’envie, de volonté et de désir plutôt que de nécessité, pour changer. Je regardais comme on s’imagine qu’il y a posé là quelque chose comme un désir qui anime l’activité qui saisit ou non les possibilités que ce désir rencontre. C’est tout le truc du principe de plaisir vs principe de réalité freudien, c’est vraiment tout bête... C’est le pouvoir magique absolu du verbe. Vous voyez bien pourquoi j’en parle ici, c’est exactement la définition de la « conduite » économique et de celle rationnelle que nous venons de voir chez Foucault. On a simplement dénudé le fil.
Mon idée est simple, c’est que c’est précisément cette articulation nécessités/possibilités qui tient en échec l’entreprise rationnelle entière, ses sociétés et ses économies, parce que vous ne pouvez pas différentier ici nécessités et là possibilités, qui sont de toutes façons endocrines. Là, il faut penser voisinages et effectuations. S’il y a bien un truc d’intéressant dans le structuralisme, c’est l’impossibilité dans laquelle il nous met de remonter à l’origine ou à la cause. Je ne sais pas dire si la nécessité fabrique la possibilité ou la possibilité la nécessité, car cela voisine forcément. Si on continuait avec cette histoire de désir – le désir n’est pas forcément une nécessité, mais vous comprenez bien qu’on se concentre sur les mécanismes et les articulations ici, ce qui nous permet de recouper et de faire des tas –, vous auriez ce que les psys appellent des fixations par exemple, qui sont l’exemple idéal, je veux dire l’abstraction pure, in vitro, de la combinaison entre une nécessité et une possibilité différenciées qui se court-circuitent forcément. Pour autant, regardez un désir quelconque voisiner – le désir est toujours désir de rien, mais ce n’est pas fait pour nous arrêter –, vous verrez quelque chose de... je ne sais pas la qualifier... je ne sais même pas si c’est une bonne chose de s’en faire une idée ou une image... je laisse ça comme ça... bref... vous verrez quelque chose saisir une possibilité qui va fabriquer une nécessité, par exemple la possibilité de telle pratique ou de telle façon, ou vous verrez une nécessité pressante fabriquer une possibilité, etc... bref, vous allez avoir une série d’effectuations où, si on isolait artificiellement une séquence, on aurait une nécessité qui fabrique une possibilité qui fabrique une nécessité qui fabrique une possibilité, etc... comme ce n’est pas un truc linéaire inducto-déductif, mais mycorhizien, que la possibilité 2 sécrète la nécessité 3 et 9, que la nécessité 9 sécrète la possibilité 1 et 7, etc., vous avez prolifération. C’est bien pourquoi, les corps humains, dans l’organisation capitaliste, ont une sexualité nulle. Peu importe... Mais j’insiste, la description est schématique, vous n’avez pas un point précis où vous trouveriez une nécessité pure et un autre une possibilité pure, vous avez un voisinage où en un point vous auriez quelque chose qui est un peu plus une nécessité qu’une possibilité et en un autre un peu plus une possibilité qu’une nécessité, et encore... Pour autant, il faut tenir l’autre bout dans la main, si vous ne pouvez pas les différencier, vous ne pouvez pas non plus identifier tout à fait nécessités et possibilités, par exemple parce que vous pouvez quelque chose qui n’est pas nécessaire, vous pouvez avoir besoin de quelque chose qui n’est pas possible... Si on en revient à l’envie plutôt que la nécessité – ce qui nous intéresse, ce sont les mécanismes, on peut substituer les termes, même si ce n’est pas orthodoxe –, vous pouvez aussi avoir envie de quelque chose d’impossible, parce que c’est impossible ou avoir envie de quelque chose qui est impossible parce que vous en avez envie – ça, c’est le désir freudien qui met en joue l’existence –. Mais c’est théorique, ce sont des pôles dans le voisinage, des vues de l’esprit, ça ne s’effectue pas comme ça. Là vous pressentez, je suppose, la saveur de quelque chose comme la dédifférenciation, comme le jeu d’un voisinage dédifférencié où les effectuations n’atteignent jamais le seuil où elles se dégagent tout à fait de la terre dont elles jaillissent.
Je ne sais pas si vous avez en tête notre histoire de création d’outils/créations d’utilisations ni si vous pressentez l’écho que ce jeu outils/utilisations trouve avec cet autre nécessités/possibilités, ces effectuations voisinantes qui n’en finissent pas de courir, qui n’ont pas de noms, qui ne savent pas se laisser décrire, qui vont au-delà du seuil où s’arrêtent, par exemple, conception et identification.
Je voudrais profiter de l’occasion pour épingler quelque chose qui m’amuse beaucoup, dont j’ai trouvé une illustration délicieuse à la lecture de Braudel, qui s’étonne que des inventions techniques ne trouvent parfois d’usage que bien après leur découverte. Il exprime son étonnement en ces termes : « Ainsi la machine à vapeur inventée si longtemps avant de lancer la Révolution industrielle » (F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, le Livre de Poche, T1, p. 379), puis de poursuivre en citant Henri Pirenne : « l’Amérique [atteinte par les Vikings] aussitôt perdue que découverte parce que l’Europe n’en avait pas encore besoin », et de conclure par cette question, que je ne pouvais pas ne pas recueillir ici : « Qu’est-ce à dire, sinon que la technique est tantôt ce possible que les hommes, pour des raisons surtout économiques et sociales, psychologiques aussi, ne sont pas capables d’atteindre et d’utiliser à plein ; tantôt ce plafond contre lequel butent matériellement, « techniquement » leurs efforts ? ». J’ajoute, pour le plaisir de la chose, que des inventions persistent bien après qu’elles ont perdu leur utilité, ainsi des monarchies par exemple, des dieux, ou que sais-je encore...
Je ne tiens pas à développer plus avant ces points, je vous laisse embrancher tout seuls outils/utilisations, nécessités/possibilités, fonctions, puissance d’effectuations...