Photo de Claude Bourdet, 1932
© Fonds Famille Bourdet, Paris
Source
Moscou, Hotel Metropole, chambre 582 ―
le 19 août [1934]
Mon cher Claude ― je me trouve donc a Moscou ― cette ville miraculeuse qui a toujours été un objets de ma plus profonde curiosité ― Je suis arrivé avec Klaus, pour un congrès d’écrivains1 ― qui, en effet, n’est pas la partie la plus intéressante de notre séjour ― comme nous ne comprenons pas le Russe ― Mais, voilà le premier fait émouvant : l’intérêt fervent de toute la population envers les questions littéraires.
C’est quelque chose qui concerne tout le monde et qui intéresse tout le monde. Alors qu’en Europe il n’y a quasiment plus de gens qui lisent, et que l’écrivain, au lieu d’être à l’honneur, peut s’estimer heureux quand il trouve un éditeur qui le paie mal ― ici, un homme comme Gorki est, avec Staline, au centre de l’intérêt général, c’est un véritable héros national ― et ici c’est bien simple : tout le monde s’occupe de littérature.
Je suis au lit ― avec un peu de fièvre, je n’ai pas de thermomètre, mais je pense que je serai remise en très peu de temps. C’est mon collègue très admiré Gustav Regler qui me soigne un peu ― Je ne sais pas si tu connais son roman : Der verlorene Sohn2. C’est un peu le mérite de Klaus de l’avoir découvert ― il etait élève jésuite ― un catholique fervent ― et il s’est transformé en un ennemi aussi fervent de l’église. Il est le meilleur et le plus intéressant des jeunes communistes qui sont réunis à Moscou en ce moment.
Mon ami ― je regrette tellement d’entreprendre tout cela sans toi. Je voulais que tu connaisses Klaus ― je voulais surtout te revoir. Me voila de nouveau très loin de toi ―
De tes compatriotes il y a Malraux ― très nerveux d’ailleurs, très épris de l’UdSSR ― et Jean- Richard Bloch3 qui me semble très simpathique.
Il m’est impossible de te raconter tout ce qui nous occupe ici ― mais je vais tenir un vrai journal et il nous servira de base de discussion quand nous nous reverrons. En tout cas, aujourd’hui, au vu du Désastre européen ― personne ne peut ignorer avec dédain la République soviétique. Ce qui se passe ici est plein d’avenir.
Au revoir, mon chéri ― ecrits-moi ici ― Klaus va quitter Moscou en peu de jours ― moi, je compte rester encore deux semaines, tu sais que je suis toujours trop curieuse pour etre satisfaite par une simple visite. Je pense continuer alors vers Baku et la mer Caspienne, ou je rencontre (je l’espère) un jeune architecte, Krefter4, de Persepolis.
Écrits-moi ce que tu fais. Il y a tant de choses que je voudrais te demander.
Tendrement à toi, mon vieux ―
Annemarie
Annemarie Schwarzenbach, Lettres à Claude Bourdet, 1931-1938, Éditions Zoe, Carouge-Genève, 2008, pp. 72-73. Édition établie, traduite et annotée par Dominique Laure Miermont.
Note d’AP : les passages en caractères italiques sont des passages écrits originellement en français par Annemarie Schwarzenbach (ils ont été restitués tels), les autres passages ayant été écrits en allemand et traduits en français par Dominique Laure Miermont.
Notes de Dominique Laure Miermont : 1. Le Premier Congrès de l’Union des écrivains soviétiques s’était ouvert deux jours plus tôt. Il rassemblait soixante délégués des républiques soviétiques ainsi qu’une quarantaine d’écrivains étrangers. Klaus Mann faisait partie des douze membres de la délégation allemande. Invité comme participant, et non comme orateur, il avait proposé à AS de l’accompagner. Comme Klaus Mann l’explique dans Le Tournant, il s’agissait pour les organisateurs d’ouvrir la voie à un éventuel front commun pour contrer le fascisme avec la bourgeoisie de gauche. Klaus Mann pensait qu’une collaboration entre socialisme et démocratie était possible, thèse qu’il développera dans ses textes d’exil.
2. Le fils prodigue ― roman paru en 1933 aux éditions Querido d’Amsterdam ― ce qui explique la remarque d’AS concernant Klaus Mann qui travaillait depuis juillet 1933 pour cette maison.
3. Jean-Richard Bloch (1884-1947) : Beau-frère d’André Maurois, il fut l’un des créateurs et principaux collaborateurs de la revue Europe avec Guéhenno, P.J. Jouve, Vildrac. Ecrivain influencé par Zola, il est surtout connu pour la nouvelle Et compagnie (1918) et de nombreux essais, dont une grande partie sont regroupés dans les quatre volumes des Essais pour mieux comprendre mon temps parus entre 1920 et 1936. Membre du mouvement « Clarté ».
4. Friedrich Krefter (1898-1995) fut pendant près de quarante ans l’architecte des fouilles de Persépolis. De 1931 à 1933, il fut l’assistant du prof. Herzfeld puis celui du Dr Erich F. Schmidt. Il rencontra AS lors de sa visite de Persépolis en mars 1934 et la photographia sur le site.
ANNEMARIE SCHWARZENBACH
Source
■ Annemarie Schwarzenbach
sur Terres de femmes ▼
→ 23 mai 1908 | Naissance d’Annemarie Schwarzenbach
→ 3 décembre 1933 | Annemarie Schwarzenbach, Konya
→ 7 février 1934 | Annemarie Schwarzenbach à Bagdad
→ La Mort en Perse (note de lecture)
→ Melania G. Mazzucco | Lei così amata (note de lecture)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site de la Bibliothèque nationale suisse) une sélection du reportage photographique d'Annemarie Schwarzenbach en Asie (Perse-Afghanistan-Inde)
→ le site de l’Association Les amis d’Annemarie Schwarzenbach (association créée à Genève en février 2007 et présidée par Dominique Laure Miermont)
→ (sur swissinfo.ch) une galerie photo consacrée à Annemarie Schwarzenbach
→ (sur Balagan) un article de Jean-Pierre Thibaudat : « Ce vendredi, où que vous soyez, lisez Annemarie Schwarzenbach »
→ (sur Les Carnets d'Eucharis) Annemarie Schwarzenbach, La Quête du réel (une lecture de Nathalie Riera)
→ L'idée de liberté chez Annemarie Schwarzenbach, par Nicole Le Bris
→ (sur Terres de femmes) 22-23 juillet 1935/Oasis interdites d’Ella Maillart
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