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Que la mort n’existe pas

Publié le 21 août 2011 par Jlk

littérature
 

Les migrations existent.
La mort n’existe pas!

(Milos Tsernianski)
...C’était une belle nuit d’été, la cathédrale éclairée semblait flotter comme un navire à l’ancre au-dessus des ombres de la ville, par delà lesquelles, le long des rives du lac argenté, vers les banlieues et, plus loin à l’ouest, au flanc des pentes remontant jusqu’aux crêtes du Jura, des milliers de lumières signalaient des milliers de vies à la fenêtre ouverte de la chambre d’hôpital où ma mère se mourait sans connaissance tandis que je lui parlais en pensée...

... Il y avait trois jours qu’elle reposait dans sa nuit à elle, à respirer tantôt paisiblement et tantôt avec des râles, occupée à cela seulement semblait-il, on aurait dit: concentrée comme, en notre enfance, quand elle se tenait sur un livre ouvert, penchée dans la lumière de la lampe, à nous lire des histoires qui nous emmenaient loin de la maison sans la quitter, nous faisaient peur mais auprès d’elle, nous faisaient rire avec elle qui devait être alors toute jeune et rieuse, et le livre était notre tapis volant à tous, les enfants et les parents, car notre père parfois se tenait lui aussi sous la lampe, et nous traversions le ciel et le temps qui n’existait pas encore...
... Trois jours plus tôt je me trouvais dans les couleurs de Montagnola où j’avais retrouvé, le temps d’un instant, cette magie ancienne qu’à tâtons nous recherchons en plein jour dans l’encombrement des choses sans importance, c’était une infime étincelle de couleur dans un tableau nocturne, le minuscule triangle rose d’un fanion à la pointe d’un chapiteau de rien du tout, et les mots de l’écrivain Klingsor à son ami le peintre me revenaient, “ce petit morceau d’étoffe rose tout simple illustre à lui seul la douleur et la résignation du monde et il donne en même temps la note de toute la saine ironie qu’on peut ressentir à propos de la douleur et de la résignation”, et l’écrivain ajoutait à l’adresse de son ami peintre “n’aurais-tu peint que ce fanion-là, ta vie serait justifiée”, et je me tenais là, tout ému et concentré, sous la lampe éclairant le petit tableau du peintre mort depuis longtemps, dans la maison transformée en musée de l’écrivain mort depuis longtemps lui aussi, le nom de Klingsor avait ressuscité la magie, à l’instant rien n’aurait pu l’altérer - rien ne pouvait m’atteindre croyais-je alors même que la magicienne de notre enfance, au même moment, tombée là-bas chez elle, seule et nue, toute disloquée et menue sur le froid des catelles, avait déjà commencé son dernier voyage à notre insu, et c’était comme si le livre se refermait avant la fin de l’histoire...
...Elle avait dit que nous pourrions voler de la lampe à l’étoile, le tapis était un Béloutchi, rien que le nom nous faisait rêver, la lampe elle l’avait reçue en cadeau de mariage d’un employé de la fabrique d’ascenseurs dont elle était alors la comptable, c’était une lampe sans valeur mais elle y tenait pour le geste de l’employé qui lui avait dit un jour qu’elle était son rayon de soleil à la caisse, il avait économisé sou par sou, et le tapis aussi datait du mariage, elle n’avait pas su nous dire ce que signifiait Béloutchi et ne savait pas non plus combien de temps durerait le voyage jusqu’à l’étoile, elle nous disait seulement de fermer les yeux pour mieux la voir...
... Mais que voyait-elle à présent les yeux fermés, entendait-elle ce que je lui disais en pensée, percevait-elle seulement notre présence, était-elle encore quelqu’un, était-elle encore un peu notre mère, et n’allait-elle pas sortir enfin de cette insensibilité butée que j’avais constatée une fois de plus tout à l’heure dans le fracas de l’hélico se posant sur le toit de l’hôpital, n’allait-elle pas me faire au moins un soupçon de signe si je me mettais à lui raconter à mon tour une histoire ?...
...Je me revoyais au milieu des couleurs de cette fin de matinée évoquant le jardin d’avant la Chute, elle était déjà tombée mais je l’ignorais alors, déjà l’ambulance avait fait bouger les rideaux du quartier tandis que les professionnels enchaînaient tous les gestes requis, elle avait déjà passé le seuil de sa maison pour la dernière fois et j’ignorais qu’avait recommencé pour elle la litanie du jamais plus à laquelle notre père nous avait initiés tant d’années auparavant, trois jours plus tôt je me trouvais au milieu de cet Eden lacustre, me réjouissant de la gloire apparemment inaltérable de ce don, mais à l’instant même tout nous était repris...
...Les mots m’avaient atteint comme une pluie acide dans l’azur de dépliant publicitaire de cette contrée du Monte Paradiso - son passé culturel, son présent multiculturel, son microclimat, son maxiprofit, et caetera -, les mots transmis par mon Nokia portable dont les ondes avaient coulé leur fiel dans le bleu pur du Sud des Alpes, les mots doucement prononcés par une voix aimée dont le petit écran à cristaux liquides certifiait l’identité - les termes techniques de collapsus cérébral et de coma irréversible qui certifiaient le premier jamais plus entre nous - jamais plus de mots -, les mots traduits aussitôt en vertige et en formules rassurantes (“elle n’aura pas souffert - c’est la fin dont elle rêvait - à présent elle va retrouver son cher ange”), les mots que plus jamais elle ne prononcerait ni n’entendrait...
...Jamais plus elle ne lirait d’histoire à aucun enfant de nos enfants devenus grands déjà, mais elle entrait à l’instant elle-même dans l’histoire, déjà les mots m’en venaient dans le silence soudain plombé où je me voyais maintenant faire les gestes décidés quoique désespérés quelque peu de l’orphelin ou presque, je m’étais assis dans les jardins, je m’étais levé, j’aurais aimé casser quelque chose, il fallait que je m’arrache à ces couleurs peintes de l’aquarelliste enjoué, j’avais besoin de vin tueur, tout était truqué, l’affable gardienne du musée me semblait avoir tout à coup des dents noires, et c’était bien ça: j’avais besoin de vin noir et du noir d’un bar où j’attendrais le train de mon retour précipité du sud captieux au noir de la Vérité...
...La vérité c’était depuis trois jours ce constat répété: elle s’en va tout doucement, c‘est une question d’heures avait dit le médecin le premier soir de son ton sûr, puis les infirmières avaient nuancé: ce sera peut-être l’affaire de jours ou de semaines, on ne sait jamais, elle a l’air solide, ah bon elle allait faire de la natation ce matin-là ? alors ça peut se prolonger, ça dépend du coeur, et puis elle a peut-être besoin de vous faire ses adieux comme ça, donc c’est très bien que vous restiez auprès d’elle à vous relayer, et ne vous gênez pas de lui parler, vous savez, on ne sait jamais ce qu’ils entendent, mais peut-être qu’à un moment donné ce sera mieux de vous retirer pour la laisser prendre le large...
...Dans le train de nuit j’avais traversé toutes ces années, le vin s’était fait révélateur des images que secouait le tagadam, aux fenêtres défilaient les défilés de roche noire, il y avait eu les tunnels et chacun sa plongée à pic: en enfance, en Asie extrême des monts et des lunes d’eau, au tam-tam des sens, en Océanie physique et au soleil de minuit des questions métaphysiques, dans la maison de la tribu à chapeau pointu, aux States ou en Russie livresque, ensuite dans les spirales hélicoïdales des souvenances relancées par ce que je voyais défiler aux fenêtres, ainsi des lacs alpins avaient étincelé à ma hauteur, au ciel pendait un glacier blême, et je la revoyais dans le tagadam des images: en tresses sur les photos sépias, en chapeau de fiancée, en blanc marial, en mère, en lectrice de ses enfants, en mère de mères, en lectrice d’enfants de ses enfants - je la revoyais à travers tous les âges et les livres...
...Je la revoyais l’autre jour en robe nouvelle et joliment coiffée en jeunesse au milieu des siens pour l’ultime fête à laquelle elle participerait jamais, ce que tous nous ignorions sans ignorer la rechute possible annoncée par diverses alertes, mais rien dans son sourire ne laissait présupposer...
...Je nous revoyais autour d’elle, chacun avec son histoire dit ou non-dite, chacun avec ses histoires - mais on ne dit pas tout en famille, chacun chacune ont des griefs, ont des mots ravalés, la pointe de trop de part ou d’autre, on sait ce qu’on sait -, cependant le temps gomme ces grognes et ces rognes, le temps fait balance entre le geste qu’on attendait et celui qu’on n’a pas su faire, on en vient à penser que les Grands Regrets jamais formulés n’étaient peut-être que des chimères après tout, on se retrouve, on parle de tribu pour mieux se sentir liés, je nous revoyais, je les revoyais là-bas dans le salon petit-bourgeois autour d’elle...
...Certain soir à La Nouvelle-Orléans je les avais imaginés parcourant l’Orénoque selon leur rêve, certain soir le poids de la solitude m’avait écrasé le coeur de façon telle que plus tard j’imaginerais ce qu’elle-même vivait dans sa maison vide de lui,mais ce soir-là je les voyais ensemble et c’est ensemble qu’à
l’instant, ici et maintenant, à son chevet donnant sur la nuit peuplée je relis le récit aux deux écritures alternées de leur dernier grand voyage...
...En Espagne seul avec lui ce printemps-là, je l’avais senti tous les jours plus en manque d’elle, je les appelais les vieux amoureux, il souriait quoique cerné déjà par les métastases, je l’attendais dans les rochers rouges où nous allions sentir l’Afrique comme il disait en humant le simoun, il acceptait de n’être plus celui qui va devant, nous lisions alors le même grand roman polonais de Ladislas Reymont, Les paysans que nous nous racontions le soir au restau surplombant la mer...
...A Sienne ensuite avec eux deux, un an plus tard, le mal ayant encore progressé, je m’étais fait une fête de le saouler sur le Campo, elle protestant pour la forme, lui l’envoyant promener crânement pour tituber ensuite au-dessus de toits, pourtant il me demandait de plus en plus souvent de prendre le volant, bientôt il y aurait un enfant de plus qu’il espérait voir de son vivant, insistait-il, et cela encore dont je me souviens en ce moment précis: qu’au moment où il conduisait je leur lisais les récits de Tchékhov...
... Ils avaient rédigé leur journal de voyage à quatre mains, leurs écritures alternant sur le papier ligné du cahier mexicain, il arrivait qu’une main finisse une phrase que l’autre avait laissée en suspens, ils ressentaient ensemble l’immensité de la ville découverte du ciel ou de la forêt vierge, ils étaient arrivés ensemble de leur monde acclimaté et c’était comme s’ils se fussent serrés l’un contre l’autre pour mieux affronter l’inconnu...
...Ils ne sont plus que poussière et je les sens plus présents que jamais à l’instant en feuilletant leur premier album: c’est Adam et Eve à la sortie des bureaux...
...Et cette nuit-là déjà cette pensée m’avait traversé: que peut-être elle avait déjà rejoint son amoureux ? A grandes enjambées de train j’avais parcouru la nuit sans ignorer déjà que plus jamais je ne la rattraperais, ce matin-là elle était tombée dans le noir mais qui m’empêchait de la croire encore en voyage elle aussi, et que peut-être nous nous étions croisés - que peut-être ils s’étaient déjà retrouvés quelque part, est-ce qu’on sait ?...
...Cependant tout allait se précipiter dès l’enfilade souterraine des couloirs de l’hôpital, tout à coup tout se raidissait et tout convergeait, j’avais senti comme une poigne de fer me prendre à la gorge lorsque nous avions longé les panneaux aveugles du service des soins intensifs de la petite enfance, tout à coup il me semblait que le monde se réduisait à cette allée des douleurs des enfants vieillards pris au piège et je peinais à respirer à respirer, puis ce furent les étages et, à celui de la neuro, ce fut ce numéro sur cette porte, ces gens dans le couloir que j’avais vus enfants petits, enfin ce lit, là, seul dans la nuit d’été, ce lit et gisant cette forme un peu cassée et ces cheveux, ces mains crispées...
...Cette première nuit il y avait comme une ronde autour d’elle, tous arrivaient de leur vie à son chevet, tous essayaient de réaliser comme on dit, tous se rapprochaient les uns des autres, tous à murmurer quoique sachant que jamais plus elle ne les entendrait, tous à faire comme si en toute sincérité, et ce fut la première nuit...
...Alors on se sent un peu plus important d’être vivant, on ne comprend pas bien sur le moment, mais on ressent tellement des choses, on est tout remué, c’est comme un livre achevé et pourtant on continue de lire les yeux fermés ...
... Ainsi et toute la nuit je restai seul auprès d’elle, à parler sans mot dire, à l’écouter elle, qui ne faisait que soupirer de temps à autre, à la scruter sans oser penser que peut-être, déjà, ce n’était plus elle tout à fait qui était là...
...Est-ce qu’on sait ? Sait-on seulement de quelle poussière d’étoiles et de quel souffle on est tissé ? Saurons-nous jamais si ce que nous croyons être est reconnu quelque part ou si tout n’est qu’illusion et poursuite du vent ?...
...Dix jours plus tôt elle était apparue en jolie robe et c’était une image d’elle qui restait du côté de la vie, elle était comme rajeunie, on eût dit qu’elle revivait, mais à présent ce visage abandonné n’étais pas moins elle, et peut-être était-ce ce visage regardant déjà de l’autre côté qui nous disait la vérité ?...
...Et dans la nuit j’imaginais chaque lumière allumée sur le livre d’une vie, une page se tournait de notre infime histoire et déjà je sentais de nouvelles lettres d’elle s’inscrire en moi, ou peut-être s’étaient-elles inscrites quand elle me portait, ou peut-être cet imperceptible murmure remontait-il à la veille de nos vies, à l’instant je ne savais pas, je ne savais plus rien, j’étais comme une conque ouverte au murmure de la nuit et c’était d’elle, c’était de nous, c’était des tous ces visages éclairés sous leur lampe et que reliait l’invisible fil des mots, c’était de toute parole que je me tissais et me défaisais au même instant...
...Et l’aube s’est levée, la transparente et l’immatérielle de ces journées d’été, et d’autres, et dans le déroulement des jours elle clouée là et nous à venir et aller, une page se tournant après l’autre et nous allant et venant à tourner les pages, et pour elle enfin la dernière venant qu’à la manière d’un aveugle elle déchiffra du bout de ses doigts se crispant un peu sur le drap, et ce fut la nuit en plein jour, ce fut sa nuit éteignant notre jour en plein midi...
...Ensuite de quoi c’est ce trou noir dans lequel on est précipité le temps de réaliser, comme on dit, avant les formalités...
... On a donc lu son nom écrit en noir dans le journal, et ce n’était même pas un fait divers, mais c’était un nom de toutes les histoires dont on annonçait la disparition, car le nom de mère vient avant tous les noms...
...Je l’ai revue en petite reine inca dans une sorte de petit palais vitré, elle avait de petites mains bien jointes comme pour prier, on l’avait joliment arrangée pour l’Eternité...
...Et d’autres pages, et la lumière nous revient du côté de la vie, et avec elle le murmure de nos morts à n’en plus finir, nos morts de plus en plus présents...
...Je les revois, elle et lui, dans leur jardin, ou bien il regardent à la télé quelque film d’animaux sauvages ou la vie du chaman de Sibérie, ou bien il lisent un livre, chacun le sien, et les pages qu’ils tournent sont comme les pages de notre vie, ils étaient là tout à l’heure et nous n’y serons plus avant longtemps, les enfants...
...Une mélancolie radieuse m’habite ce matin, ou c’est le soir, la lumière est blonde et noire comme les blés, il y a sur les champs de la poussière de Bible et des visages dans la forêt, il y a partout des mots qui attendent d’être habités, mais je me tais...
...Tu es ici comme une humble fleur au creux d’un mur, tu ne ressens plus rien mais ton parfum est celui de toutes les enfances, ton bonheur d’être toi-même te suffit pour être au centre de l’univers, les migrations existent mais, tu le sais, la mort n’existe pas...
La Désirade, décembre 2003
Ce texte constitue la conclusion du livre intitulé Les passions partagées, paru en 2004 chez Bernard Campiche et qui a obtenu le Prix Paul Budry 2005. La gouache a été lavée à la fenêtre du CHUV de Lausanne, au chevet de ma mère agonisante, décédée le 25 août 2002.

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