éditions Maurice Nadeau, 2011.
Lecture de Paul de Brancion
« SOUS LA FENTE D’EAU, IL Y A LA FANGE »
« Un crabe m’habite. Il fait son nid de sable dans mon ventre ». Dans une maison vide près d’un fleuve en crue, une jeune femme enceinte confie au magnétophone une sorte de confession hallucinée. Elle lutte contre l’angoissante sensation d’être envahie par un corps étranger ― l’enfant à venir ― qui porte atteinte à sa plénitude et la prive de la liberté sensuelle qui faisait naguère tout son bonheur.
Pour lire La Fente d’eau, j’ai abandonné la mer pour l’eau stagnante et pour les replis du corps à l’excès de lui-même fasciné, écœuré, tendrement effrayé.
Ce texte est un récit poétique de fascination et de dégoût du corps. L’insupportable de ne pas être l’unique, la seule à naître jeune fille et femme, seule à être dans son corps attente. Il y a un homme aimé qu’on ne voit pas, François, un frère mort et l’eau, une jeune femme enceinte et des bouffées de souvenirs d’un paradis exotique déjà marqué par la mort, il y a aussi des senteurs à la fois capiteuses et écoeurantes, avec une grande omniprésence de la décomposition des plantes et des corps, tragédie de l’opposition entre une nature sublime, physique, et tout ce qu’elle comporte aussi d’obscur, de stagnant, d’inquiétant et de morbide.
Guyane.
Qui dit Guyane dit bagne. Un prisonnier aidait la mère aux travaux du ménage. Il s’appelait Catoire « il glissait pieds nus sur le carrelage. Silencieux. Nous guettions, André et moi [André c’est le frère], vaguement mal à l’aise, sur son visage un mélange inquiétant de tendresse et de brutalité… Catoire parlait peu, comme s’il craignait de voir par cette brèche ouverte échapper les chiens tenus en laisse … une nuit, Catoire disparut. Il fallut huit jours pour le retrouver. Catoire mort dans le fleuve au goût d’herbes décomposées. Son corps accroché aux racines immergées, pendant les longues journées moites de la fin de l’été. Corps flottant comme une algue. Les herbes que le courant entraîne s’attardent le long de son flanc. S’enroulent en collier à son cou ».
La mort rôde. Le paradis perdu, mais le paradis était déjà en décomposition. Comme si le fait d’attendre un enfant ouvrait tous les souvenirs de mort de cette jeune femme et faisait porter dans son ventre même la possibilité d’une mort venue, présente, agissante au cœur d’elle-même !
Ce texte, en effet, est un texte dépourvu de toute concession à la vulgate de l’épanouissement féminin en maternité, un récit-souvenir. Il y a son frère mort ces moments de grâce, d’amour qu’elle avait pour lui, « main dans la main, petit frère à la pointe de l’île, nous regarderons la nuit monter lentement dans la brume des crépuscules. Tu parlais du poulpe tapi au fond de toi, qui était déjà la mort ». Elle-même porte à présent en son sein un crabe dont elle ressent l’emprise et qui se repaît de son corps.
« Sous la fente d’eau, il y a la fange. »
L’écriture de Pascaline Mourier-Casile est une écriture à la fois simple et extrêmement riche. On tourne autour du corps-douleur, du corps-humeur. « Celle du lit défait au réveil. Son odeur. »
Paul de Brancion
D.R. Texte Paul de Brancion
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