Notes de l’isba (11)
Partage. – Il n’est pas de plus grande joie, pour quelqu’un qui vit la double respiration de la lecture et de l’écriture, que de trouver, dans un nouveau texte, la fusion d’une lecture du monde et d’une modulation jamais entendue du chant du monde. Or c’est ce bonheur très rare que j’aurai vécu ces derniers jours en lisant sur manuscrit Caravaggio, le dernier jour, de mon occulte ami Bona Mangangu.
Je dis occulte car je ne connais Bona que par nos mots et sa peinture, puisque Bona est peintre aussi, et pourtant, après ce nouvel écrit en partage d’une incantation poétique à la vie à la mort, je me sens plus proche de Bona que de beaucoup de gens de mon entourage, comme d’un frère d’esprit et de cœur qui finirait mes phrases et dont je devinerais la fin des siennes.
Fusion. – Le miracle de ce livre à la fois bref et très dense tient, je crois, à un mélange à tout moment surprenant de clairvoyance intelligente et de poussées pulsionnelles ou tripales, de pénétration critique pure de tout pédantisme et d’expérience intime de la création, d’un discours qui oscille lui-même entre confession et prône, invective et prière, analyse et effusion, et tout est là en puissance de ce qu’on sait ou qu’on sent du Caravage et de ses œuvres, disons plutôt de Michelangelo Merisi de Caravaggio, dit Le Caravage, en ses œuvres, et tout est là, tout est lié et relié, tout est religieux, tout est filtré par un amour plus fort que la mort dont l’art n’est qu’un résultat, tout sublime qu’il soit, cristal épuré de toute une vie de tourments et de turpitudes, de mouvements désordonnés apparemment mais à travers lesquels court un fil rouge – tout est ressaisi par dedans, puisque c’est lui qui parle, au seuil de ce dernier jour, face à la mer et à la mort, dans un torrent de mots qui résument une vie.
Passion. – Je ne sais combien de vies ont été vécues par le compère Bona, ce ne sont pas des choses qui se comptent, mais ce qui est sûr est que ce Congolais aux passions multiples, citant Cendrars comme il évoque Gesualdo ou saint Philippe Neri, poètes et penseurs de partout et de tous les temps, avait tout compris de ce qui compte vraiment. À savoir qu’un grand artiste n’a de comptes à rendre à qui que ce soit n’étaient deux ou trois personnes en une, pour parler chrétien, car c’est en chrétien que nous parle bel et bien ici Le Caravage, tout révolté qu’il soit contre les curies et les aigres docteurs de la Loi.
Sa peinture, tissée de ténèbres et de lumière, exprime évidemment les ténèbres et les lumières d’une vie, mais l’intuition baudelairienne de Bona Mangangu lui fait dépasser l’opposition conventionnelle de ténèbres toutes mauvaises dont triompherait la lumière toute bonne, en pétrissant ses ténèbres de lumière et en humanisant celle-ci. La tendresse est un élément, à mi-chemin de l‘amour terrestre et du détachement, qui baigne la parole du Caravage en ce dernier jour, où la mélancolie a sa part aussi, comme la sensualité revisitée sans relents moralisants, alors que le ressouvenir du crime ravive la blessure, au tréfonds de la conscience, d’un acte irréparable.
Baudelaire rôde dans ces pages, mais aussi Bloy, Barbey, Dante aussi dans la vision claire-obscure et le double recours à l’Elu et à une présence féminine un peu lointaine mais pure, un peu ténue mais d’autant plus présente et apaisante au milieu des beaux garçons fessus que le narcissisme masculin multiplie à l’envi, sans parler des amitiés chastes que le poète chante autant qu'il chante Rome et ses filles de joie.
Enfin, c’est un livre du recours ultime que ce Dernier jour du Caravage, qui dégage une voix émouvante d’un chaos puissamment évocateur de nos temps actuels.
Un premier exergue, de Chateaubriand, en oriente la teneur spirituelle : « Il faut des torrents de sang pour effacer nos fautes aux yeux des hommes, une seule larme suffit à Dieu ». Et Bona Mangangu n’aurait pu trouver meilleur commentaire de son chant que dans cette citation finale d’Edouard Glissant : « Car s’il est vrai que la terre vous fournit la cadence, le poème seul décide du dernier mot »…