Magazine Nouvelles

Ernest Louis Lessieux ; à perte de vue.

Publié le 29 août 2011 par Sebastienjunca

« Jésus leur répondit : N’est-il pas écrit dans votre loi : j’ai dit : vous êtes des dieux ? »

Jean, X, 34.

À contempler l’œuvre peint d’Ernest Louis Lessieux, on comprend mieux Épictète lorsqu’il nous dit : « Si Dieu avait fait les couleurs et toutes les choses visibles sans une faculté capable de les voir, à quoi serviraient-elles [1] ? ». Car en effet, qu’auraient été le chemin des douaniers, Roquebrune - Cap Martin, Le Rocher, Fontvieille... si l’artiste Mentonnais n’avait pas posé son chevalet tout le long des sentiers qui parcourent et dominent la Riviera, depuis Menton jusqu’à Monaco ? Simplement matière brute savamment organisée et mise en forme au fil des millénaires. Structures minérales et végétales à la fois riches et complexes. Équilibres, harmonies et organisation parfaite. Puissants entrelacs minéraux, végétaux et organiques attendant tout au long de temps immémoriaux qu’un regard plus puissant que les autres achève la Création d’un coup de pinceaux magique.

Car à contempler une œuvre saturée d’ombres et de lumières, on comprend que l’artiste a véritablement mis le point final à un travail commencé depuis la nuit des temps. Matière encore inaccomplie attendant un œil pour l’achever enfin dans une totale perfection que nulle nature ne saurait atteindre sans complément visuel ; sans un regard pour ultime révélation.

La peinture, ici les aquarelles de Lessieux, sont à proprement parler sur-naturelles. Chaque œuvre contemplée ajoute en quelques touches de couleur minutieusement disposées un supplément de vie, d’âme et de création à l’œuvre naturelle elle-même. Un surcroît de complexité et d’organisation qui manquait à l’édifice pour qu’enfin il accède à une perfection, oserai-je dire, toute divine ?

Chacun, d’instinct, serait tenté de dire que la nature se suffit à elle-même. Qu’elle n’a jamais eu besoin de quelque œil que ce soit pour atteindre la perfection qui lui semble d’emblée acquise. Mais au bout du compte, et comme nous le dit si bien Épictète, que serait une nature sans œil pour la contempler ? Car, pour qu’il y ait beauté et perfection, il faut bien qu’il y ait une émotion elle-même née d’une sensation. Sans cette émotion révélatrice, littéralement apocalyptique, l’œuvre, la création, fût-elle universelle, demeure inachevée. À jamais figée dans les limbes obscures d'un Sixième Jour sans fin.  Et c’est bien en cela que consiste le travail de tout artiste sincère : faire en sorte d’apporter à la nature son couronnement dans une émotion finale. Tout créateur est en cela semblable à Dieu, l’artiste suprême comme le dit Sénèque. Par l’expression, il parachève une œuvre qui sans cela se révèlerait absurde ; corps sans vie ; vie privée d’émotion.

Mais la conscience de la beauté, puisque c’est de cela dont il s’agit, soulève à son tour deux questions. La beauté existe-t-elle indépendamment de toute conscience ? Où bien est-ce l’émergence de cette dernière qui crée du même coup la première ? Que reste-t-il de toutes nos belles et nobles valeurs une fois que nous sortons de l’humain ? Quel « noyau dur », et par essence universel, serait à même de subsister une fois que nous avons décollé le vernis de nos cultures respectives ? La perception est la plus ancienne forme de l’ « être au monde ». Elle est sans conteste le véritable fil rouge qui, depuis les plus lointains bouillonnements de matière jusqu’aux plus subtiles créations humaines, relie une à une toutes les formes de vie, des plus « primitives » au plus « expressives ». Dès lors, l’humanité est-elle à considérer comme une forme de perception parmi tant d’autres ? Une éprouvette de plus rangée sur les rayons du hasard et de la matière. Derrière l’apparente cohérence de l’univers dévoilée par le regard humain, le chaos n’est-il pas depuis toujours inchangé ? Éternel maelström initiant de ci, de là, autant d’expériences originales comme bulles d’écumes dans le flot d’un torrent. Où bien l’humanité est-elle l’expression d’une cosmogénèse dont la beauté et la conscience seraient en l’homme un lieu de passage sans en être pour autant le dernier aboutissement ? De ces dernières questions et des possibles réponses qui viendront peut-être un jour les compléter, émergera le caractère absurde ou au contraire cohérent de l’existence. Mais ces deux visions des choses, ces deux réponses possibles, n’ont-elles pas elles aussi de sens qu’au regard de notre seule espèce ? Une espèce singulière émergeant momentanément à la surface d’un univers éternellement chaotique serait-elle plus absurde qu’une seconde venant s’inscrire dans une continuité de type évolutionniste ? Cosmos ou Chaos ; ordre ou désordre ; le philosophe comme l’artiste n’ont-ils pas vocation à voir plus large, plus grand, plus vrai peut-être ? Pour ce faire, ne doivent-ils pas plonger leur regard dans cette portion de la vie la moins sujette à interprétation ? Autrement dit dans son mouvement même et non pas dans les traces successives et éphémères que celui-ci laisse dans la matière.

Ernest Lessieux, à l’instar de tout artiste, a su couronner la matière brute et inorganisée de la création qui se proposait à lui. Il a fait de son regard et de son œuvre les témoignages d’un dieu autoproclamé en la personne de l’artiste. Dès lors, le peintre s’est fait prophète, et son œuvre évangélique. Il nous invite à nous constituer le dieu de notre propre univers « [...] dans la contemplation, la réflexion et la conduite conforme à la nature [2]. » nous dit Épictète.

Que notre vie dès lors, par notre regard, devienne véritablement une œuvre toute de beauté et d’émotion et la Création sera à même de s’achever en chacun d’entre nous.

Car si le corps, nous dit encore Épictète, est ce qui nous est commun avec tous les animaux, la raison et la pensée sont les qualités qui nous rendent semblables aux dieux.

Sébastien Junca.

Exposition Ernest Louis LESSIEUX au Musée des Beaux-Arts - Palais Carnolès de Menton.

Photos de l'exposition Ernest Louis LESSIEUX au Palais Carnolès.



[1]    Épictète, Entretiens, I, VI, De la Providence, (3), Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 820.

[2]    Épictète, Entretiens, I, VI, De la Providence, (21), Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 822.


Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines