Aujourd'hui, dans ma campagne, c'est les vacances de Carnaval depuis presque une semaine.
Les enfants attendaient cette session de congés décalés comme si leur vie d'après en dépendait.
Quinze petits jours visiblement plus importants que les grandes vacances quelque peu raccourcies depuis quelques années - bientôt, ils feront leur rentrée à la mi-août en short et en tongs-.
Six jours ont passé et je n'arrive à les traîner au dehors, où le printemps semble avoir réservé un appart d'été en plein hiver que très difficilement, pour aller me chercher le courrier ou vider
les poubelles après les avoir menacés de les vider sur leurs pieux respectifs. Même aller manger les nouilles super bonnes chez mamie ne leurs provoque pas les transes habituelles.
Pourquoi?
Tous les arguments sont bons.
"Maman, je sors de la grippe, j'attends d'être tout à fait rétabli pour sortir, ce serait bien malheureux que je retombe malade pendant les vacances.
-Oui, depuis un mois que tu es guéri, on sait jamais, tu as raison Jérémy.
-Je peux retourner dans ma chambre lire mon livre?"
"Oui mais moi, c'est pas pareil, je suis pas malade, mais tous mes copains sont partis au
ski ou en Guadeloupe eux, ils ont de vraies vacances, alors qu'est-ce que tu veux que je fasse tout seul
dehors?
-Du vélo?
-Il est dégonflé.
-Promenade dans les bois?
-Avec les sangliers? Maman, je suis pas inconscient, je peux retourner dans la chambre de Jérémy?"
Il n'y a décidément qu'Arnaud qui reste muet. Surtout depuis qu'il est parti chez les parents de Copilote pour une cure de chouchoutage.
"Mais qu'est-ce que c'est con un garçon à l'adolescence, plus moyen de communiquer ni de raisonner. T'étais comme ça toi?
-Je sais pas, je peux retourner à mon bureau?"
Alors j'ai enquêté, attirée par les caissons de basses tellement sollicités ces temps-ci du côté du bureau et de la chambre de Jérémy alors qu'aucune musique de sauvage n'en sortait.
"Mais putain, c'est quoi ce bordel, on dirait que vous posez des bombes de partout dans la baraque là?
-C'est les effets spéciaux, tu comprendrais pas, c'est WOW.
-WOW?
-World of Warcraft, mais
je te dis, tu comprendrais pas.
-Déjà que je panais queue d'ale à Warcraft, comment veux-tu que j'intègre qu'en plus, y ait un monde?
-Voilà, c'est bien ce qu'on disait avec les enfants, maman n'y comprendrait rien de toutes façons.
-Sympa, je vois que vous avez une haute opinion de moi.
-Tu peux retourner dans ta cuisine."
Alors d'après les maigres indices filtrés ça et là entre le bureau et le fond de la maison, ça se passe dans un monde complètement imaginaire, en ligne, avec des personnages aussi customisables que
moches. Les noms des guerriers, quêteurs ou autres trolls sont absolument imprononçables pour les filles. C'est du moins ce que j'en ai déduit alors même que possédant une mémoire exceptionnelle,
il m'était impossible de les retenir.
Pour preuve, il m'a fallu les noter.
Au hasard, Drak, Ektellion, Lockmittan, Margol, Crisalys, Astaros pour les acteurs, L'Exodar, l'Île de Brume Rouge, Divostar ou les Terres Fantômes pour quelques coins du monde fabuleux de WOW.
Autant dire qu'on a hâte d'aller y passer nos premières vacances.
Quant aux règles, lorsque je leur demande quel est le but du jeu, ils se regardent tous et me dévisagent comme si je leur demandaient la date de mes dernières règles.
"Bah... Tu fais des quêtes, des combats, des alliances, tu fais seul ou dans des guildes, t'as des compagnons, des animaux et tu te balades dans le monde.
-Non mais je veux dire, tu gagnes comment?
-Bah...
-Laisse tomber, je crois que génétiquement, je ne suis pas apte à comprendre le but du jeu.
-Tout comme nous sommes génétiquement programmés à ne pas forcément toujours comprendre ce que disent les filles.
-Je vais fumer dans le cellier."
La porte quasiment fermée mais suffisemment ouverte pour me permettre d'entendre ce que mes garçons médisaient, un dialogue totalement incompréhensible aux non-initiés me parvient aux oreilles. On
y cause stratégie, niveau, guilde... Alors je laisse tomber, je me dis qu'après tout, ce qu'ils pratiquent sans moi se fait tout de même en ma présence, avec des gens qu'ils ne connaissent ni des
lèvres, ni des dents, avec lesquels ils ne conversent que par bribes tapuscrites, si ce sont des filles, de toutes façons, elles sont chimériques et guerrières donc inoffensives pour mon
mariage.
Pour autant, WOW fait visiblement des émules, puisque techniquement, il existe depuis des années, compte quelques millions de joueurs, nécessitant un nombre proportionnel de serveurs souvent
saturés et de mises à jour plus fréquentes que grosses. Dans le village, quatre garçons sur six en âge de manipuler un ordinateur et Internet possède un personnage et erre à travers WOW. C'est dire
le truc de fou.
Mais je suis contrariée.
Très contrariée.
Pourquoi depuis le temps que les jeux en ligne de ce genre existent, aucun concepteur, stagiaire ou autre informaticien de génie n'a-t-il songé à imaginer un jeu similaire exclusivement pour les
filles?
Je sais pas moi, une sorte de quête des soldes à travers une galerie marchande immense, des réunions Tupperware à organiser avec le plus de filles recrutées possible ou encore opération monde
fleuri?