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30 août 2002 | Lucien Noullez | Journal 2001-2002

Publié le 30 août 2011 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

  Vendredi 30 août 2002

  Que faire, presque au terme d’une journée tumultueuse ? On peut s’asseoir, dans un square et rêver devant un jet d’eau.

  Ouvrons alors André Dhôtel. Un vieux roman, offert par un ami très cher traîne dans un cartable. Impossible, pour tout dire, ce roman. Vous le laisseriez bien pour compte, en raison des invraisemblances du récit, mais vous savez qu’il faut lire Dhôtel très patiemment, par petites goulées et qu’alors tout s’éclaire dans le cœur.

  Le jet d’eau, au milieu du parc, vous aide largement.

  À pas lent arrive un tout vieux monsieur, digne et vêtu, guidant un petit chien. Il aura 86 ans le 4 novembre et il connaît quatre langues, dont l’allemand, qui fut la langue de sa femme et celle dans laquelle il s’adresse à Wally. Wally écoute distraitement en croquant des petits biscuits. Pour dire vrai, le monsieur ne sait plus vraiment son âge. Il est né en 1916, alors nous calculons ensemble, et oui, c’est ça, 86 ans bientôt…

  Comme il s’intéresse à mon livre, je lui lis des passages de L’Azur. Il saisit tout, rigole franchement et commente, car tout cela, derrière le rire, lui paraît la vérité même. Puis il touche le volume et s’émerveille de la qualité de l’impression. Pour me le prouver, il me lit fièrement des phrases entières sans lunettes.

  Il n’a pas eu d’enfants, c’est triste : tous ceux qui passent dans le jardin public sont si beaux et, quand je lui dis deux mots de Thérèse, il est content pour moi. Après tout, devrais-je m’étonner qu’il ait été jadis l’élève des Frères, à Saint-Thomas ?

  Mis en confiance, je lui raconte ma mélancolie. Nous sommes soudain deux simples hommes sans apprêt. Il a alors un grand sourire : « Quand on aime lire, me dit-il, toute la vie est un roman ». Je pense à mon Dhôtel, à ce que j’en ai savouré et à la vie démente qui m’attend pour les semaines qui commencent. Il ne faut pas jeter les perles de ce livre aux pourceaux de la frénésie. Je propose au monsieur d’emporter mon bouquin. « Eh bien oui, me dit-il, j’accepte le cadeau. »

Lucien Noullez, Une vie sous la langue, Journal 2001-2002, Éditions L’Âge d’Homme, Lausanne, 2009, pp. 213-214.
Lucien Noullez, Une vie sous la langue



■ Voir aussi ▼

→ (sur Poezibao) Une source perdue, par Lucien Noullez



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